Les tableaux qui présentent les données sur lesquelles s’appuie cette analyse sont visibles dans le portfolio en bas de page ; certains sont accessibles via les liens dans le corps du texte.
1. Toute analyse doit garder à l’esprit ce qui est trop souvent oublié : la persistance d’un haut niveau d’abstentions (la moitié du corps électoral). Sur cette base, un déplacement vers le vote (recul de l’abstention) ou un déplacement des votes peut avoir une incidence forte, même si ce déplacement est limité.
Cette fois, le regain de participation entre 2014 et 2015 a profité massivement au FN et, de façon moindre, au PS. En revanche, il accentue le retrait de ceux qui n’ont pas mobilisé leur électorat : la droite parlementaire et la gauche de gauche. Cela ne signifie pas qu’il n’existe plus de courant critique, "radical" ou "alternatif", mais qu’il ne se mobilise pas autour des forces politiques qui combattent à la fois la droite et l’orientation "social-libéralisée" de l’exécutif (voir l’évolution des suffrages pour la "gauche de gauche" lors des quatre derniers scrutins).
On peut se rassurer en se disant que cette faible attirance n’est que conjoncturelle, due à la tension du moment (l’état d’urgence) ou aux incertitudes sur la stratègie politique qui ont affecté l’intérieur même du Front de gauche et atténué sa lisibilité (pas moins de quatre configurations d’alliances dans 13 régions !). Mieux vaut ne pas se rassurer si vite. Quand le PCF a vu fondre son capital électoral, à partir de 1981, il a expliqué au départ que les abstentionnistes de gauche appartenaient encore à "son" électorat, et qu’il le retrouverait, par un discours oscillant entre durcissement du ton et les ouvertures unitaires. Or ceux qui avaient renoncé au vote communiste n’y sont plus revenus pour l’essentiel (voir l’évolution de l’abstention et des "familles" politiques, des régionales de 2010 à celles de 2015, et des européennes de 2014 aux régionales de 2015).
Pour transformer un espace symbolique (la culture "radicale", de "rupture" ou "d’alternative" en comportement électoral, encore faut-il trouver les projets, les mots, les gestes pour entraîner.
2. Pour la gauche, la progression enregistrée entre 2014 et 2015 n’efface pas le fait qu’elle est, avec 37% des suffrages exprimés, dans ses basses eaux électorales tandis que la droite obtient son meilleur score depuis que les conseillers régionaux sont élus au suffrage universel. (voir l’évolution "droite / gauche" lors des quatre derniers scrutins) La conjoncture a donc permis au Parti socialiste de se situer dimanche dernier à mi-chemin entre son résultat exceptionnel des régionales 2010 et son score médiocre des européennes en 2014 (voir l’évolution lors des quatre derniers scrutins).
C’est ainsi que, dans une scène électorale dévastée, une défaite politique apparaît comme une quasi victoire. La posture sécuritaire du gouvernement socialiste a pris la droite en étau entre le discours de ressentiment du FN et l’exercice martial du pouvoir. Dès lors, le PS a pu mobiliser une frange des électeurs de gauche qui se reconnaissent dans le besoin de protection attisé par "l’état d’urgence". François Hollande, dit-on, se réjouit de cela. Jeu dangereux. François Mitterrand s’y essayé hier, au moment où le Front commençait à faire parler de lui. Nous en payons le prix aujourd’hui.
3. Si la gauche progresse sur 2014, ce n’est donc pas parce que la gauche critique lui a donné de l’élan. Au contraire. Quel que soit le résultat enregistré, que l’on inclut ou non dans les scores du Front de gauche ceux des listes de large union de PACA et de Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, le résultat (entre 4,1% et 5,7%) est en retrait à la fois sur la précédente consultation régionale et sur le scrutin européen de 2014.
Or la déconvenue s’ajoute à celle d’une extrême gauche qui ne retrouve plus sa dynamique de 1998-2007 et de Verts qui ne savent plus à quelle gauche se vouer, ni même s’ils se situent vraiment à gauche. Le total de l’extrême gauche, du Front de gauche et des Verts est en recul sensible sur les trois scrutins précédents, régionales 2010, présidentielle 2012 et européennes 2014. La capacité à "peser" sur le PS en est d’autant plus réduite.
4. L’étude rapide faite sur l’évolution 2014-2015 dans 700 communes dont le maire est ou a été communiste ou apparenté entre 2008 et aujourd’hui confirme l’analyse. Dans ces villes, la gauche progresse comme partout ailleurs, dans une proportion semblable (+3,8% dans ces villes contre +3,2% sur le plan national). En règle générale, ces villes se caractérisent par le fait que le vote "utile" à gauche y est plus qu’ailleurs incarné par un vote communiste et Front de gauche. Or, entre 2014 et 2015, le Front de gauche se stabilise (en alliance notamment avec EE-LV) alors que le PS gagne 9,2% sur l’élection précédente, c’est-à-dire davantage que sur le plan national. Quant au Front national, on constate que sa progression est contenue en moyenne, même si elle apparaît forte comme ailleurs dans les territoires du Nord, de l’Est et du Midi. En revanche, la bonne nouvelle est dans une bonne résistance au vote FN dans la banlieue parisienne et en Normandie.
Bien sûr, les résultats moyens dissimulent d’énormes inégalités entre les communes. Ainsi, le Front de gauche s’en tire assez bien dans les régions où des personnalités locales élues (Normandie, Auvergne-Rhône-Alpes) étaient à la tête de des listes proposées par le Front de gauche. Mais cette efficacité, sauf en Normandie, est restée pour l’essentiel limitée aux communes de plus forte implantation communiste. Et, en tout état de cause, les résultats modestes dans ce type de ville ne contredisent pas l’image d’un espace communiste qui n’a plus la densité populaire qui faisait naguère son originalité et sa force. Au total, le Front de gauche recule dans 450 communes et ne progresse que dans 250 d’entre elles. En revanche, le PS ne recule sur 2014 que dans 40 communes.
L’évolution de ces villes s’inscrit ainsi dans la logique d’un certain réalignement à l’intérieur de la gauche. Malgré l’ancrage de plus en plus accentué dans une orientation gouvernementale qui déstructure l’univers populaire, les socialistes renforcent leurs positions dans leur vieil objectif de captation de l’héritage communiste des périphéries urbaines. En 2014, le Front de gauche devançait le PS de 3% en moyenne ; en 2015, le PS devance le Front de gauche de 8,7%. En 2014, le FDG était encore en tête dans plus de 380 communes de cet ensemble ; en 2015, ce nombre est réduit à 175 d’entre elles.
5. Il ne faut donc pas se cacher que, derrière la menace frontiste, c’est l’ossature même de la gauche qui est en question. Les deux dimensions s’entremêlent d’ailleurs : c’est parce que la gauche dans son ensemble a reculé sur ses valeurs d’égalité, de solidarité et de souveraineté populaire, que la droite a imposé son obsession de l’ordre, du sécuritaire et de la compétitivité. Or ce recul n’a été possible que parce que nulle force, à la gauche du PS, ne s’est avérée capable de le conjurer.
Quand la gauche se remobilise sur les marges, comme ce fut le cas pour le PS dimanche dernier, ce n’est pas sur des valeurs qui sont historiquement au cœur de la dynamique populaire et démocratique française. Tactiquement, dans une logique de placements politiciens, tant que la droite classique est en panne, cela peut sembler efficace. Mais sur le long terme, cela renforce le Front national et tétanise l’essentiel des réserves de gauche aujourd’hui en retrait.
C’est triste à dire, mais la gauche d’adaptation au système a marqué un point dimanche contre la gauche de transformation sociale. Le Front de gauche n’a pas réussi à transformer l’essai de la présidentielle de 2012. Le paradoxe français de ces dernières décennies est plus épais aujourd’hui qu’hier. Contrairement à ce que révèlent les turbulences électorales, l’esprit critique n’est pas marginalisé dans ce pays. L’esprit de justice, le désir d’implication citoyenne, le besoin d’être une personne à la fois autonome et solidaire fleurissent dans les pratiques, les incitatives, les expressions culturelles "d’en bas". Mais elles ne s’expriment pas dans l’espace politique institutionnalisé parce que les formes, les mots et les symboles de cet espace ne "parlent" plus.
Au bout d’un moment, la propension à reproduire les structures installées, le poids des vieilles cultures, la tentation de poursuivre les chemins anciens, fût-ce en mieux, épuisent les volontés réelles de renouvellement. Les acteurs nouveaux de la vie sociale, jeunes, femmes, précaires, travailleurs de nouvelles générations peinent à trouver leur place. L’espace de l’alternative, ronronne, continue, inlassablement, courageusement, mais avec un insuccès grandissant.
Pas facile de débroussailler les chemins du nouveau… Mais on peut intuitivement énoncer ce qu’il faut éviter. À l’instant "T" j’aurais envie de m’en tenir à une seule affirmation : revenir en-deçà du Front de gauche (l’éparpillement des chapelles) est impossible ; mais conserver le Front de gauche en l’état nous pousse dans l’impasse. J’ai longtemps dit aux communistes que, pour retrouver les dynamiques efficaces d’hier, il ne leur fallait ni renoncer ni répéter mais se refonder. Je tends à penser que la formule vaut aujourd’hui pour le Front de gauche.
Autant vous le dire tout de suite, seul les trois derniers paragraphes de cet article m’intéressent. Quand on vit l’actualité au jour le jour, les émotions sont exacerbées et les analyses trop détaillées apportent parfois leur lot de confusion. Que dirons-nous de ces élections dans 100 ou 200 ans ? On ne discutera certainement plus du détail des pourcentages. Mais cela est secondaire.
Ces trois paragraphes résument très bien la situation. Ce que Roger Martelli dit dans le premier de ces paragraphes est totalement démontré par les commentaires des articles de ce site, par la mobilisation autour de la COP21, par les réactions après les attentats de Paris. Du moins, ce sont pour moi de belles preuves de la justesse de cette analyse.
Dans les commentaires postés sur ce site, le PCF est souvent la cible de critiques virulentes. Principalement à cause de sa stratégie électoraliste qui lui fait souvent préférer les alliances qui préservent ses élus. C’est normal et compréhensible dans le système institutionnel actuel. Ça n’excuse rien mais ça explique.
Le Front de Gauche commence également à être une cible. Dans leurs commentaires, beaucoup de gens demandent une rupture dans la stratégie politique, l’abandon des "vieilles" structures, des "vieux" modes de fonctionnement ; ils veulent retrouver un discours clair et compréhensible : retrouver une dynamique de décision démocratique et participative qui remettra ce mouvement sur les rails et le fera aller de l’avant au lieu de ronronner "inlassablement, courageusement, mais avec un insuccès grandissant" (avant-dernier paragraphe).
Tout ceci concorde avec le "conseil" de refondation de Roger Martelli (dernier paragraphe). Cependant, à mon avis, pour le Front de Gauche, parler d’une "vraie" fondation suffit…
Il nous faudra des idées, une vision et un véritable programme politique, un projet de société qui :
sera complet, réel, concret, visionnaire et compréhensible par tout le monde (pas seulement par une élite de militants),
contiendra tout ce que l’on propose ici et ailleurs, dans tous les domaines, politique, économique, social, sportif, écologique, etc., etc.,
définira les règles électorales vis à vis des autres composantes,
pourra évoluer (pas être abandonné puis reconstruit de zéro tous les 4 matins) en fonction des circonstances et de l’ensemble des avis, aussi bien des militants que des personnes auxquelles il est proposé,
concernera toute la société française (a minima : il n’est pas interdit d’avoir une vision européenne et mondiale),
permettra à chaque parti, mouvement, association ou groupe d’y adhérer en toute conscience ce qui construira le "nouveau" Front de Gauche.
Il nous restera à aller au charbon avec ce programme : en expliquant, en écoutant, sans prendre les gens pour des cons, sans les insulter, etc., etc. (et en particulier, sans se croire le rempart contre le FN, ce qui n’a jamais marché).
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