Niché aux pieds de la plus haute tour de Phnom Penh, le "Freedom park" est une petite place aisément saturée par 10.000 personnes. Si exiguë soit-elle, cette esplanade est l’unique carré de liberté accordé aux Cambodgiens pour y exprimer publiquement leurs doléances. Le 26 décembre, ils étaient ainsi 20.000 à déborder dans les rues adjacentes pour entendre les co-leaders de l’opposition Sam Rainsy et Khem Sokha. Ce jour-là, le public était très jeune, avec un grand nombre d’ouvrières du textile en grève générale pour obtenir une revalorisation substantielle des salaires. Arborant des autocollants "160 $ wages", elles réclamaient 80 dollars d’augmentation, soit le doublement instantané des salaires de la première industrie du royaume employant 600.000 personnes.
« Hun Sen dégage ! »
La revendication parait surréaliste. Pourtant, la veille, le gouvernement a virtuellement cédé à cette exigence. En décrétant une hausse de 19 % des salaires (de 80 à 95 $) puis des hausses annuelles qui porteront le smic à 160 $ en 2018, le gouvernement a échelonné sur cinq ans le doublement des salaires. Cette revalorisation peut sembler phénoménale, mais nous sommes au Cambodge. Si le pays bénéficie d’une croissance annuelle oscillant entre 7 et 8 % depuis une décennie, il est aussi en proie à une ruée effrénée vers la terre qui multiplie les laissés-pour-compte. Selon l’ONG Licadho, fin 2012, plus de 2,6 millions d’hectares (22 % de la surface du pays) de concessions foncières ont déjà été attribuées par l’État à des sociétés privées. La Licadho estime que, depuis 2003, ces concessions ont généré plus de 400.000 expulsions. Littéralement, le pays est à vendre. Ceci au profit d’une minorité de privilégiés qui ont amassé en quelques années des fortunes considérables tandis que l’immense majorité du peuple, lui, n’a vu de cette croissance qu’un mirage spéculatif dont il est exclu tant au propre qu’au figuré.
Face à un tel creusement des inégalités, l’impatience des ouvrières du textile est compréhensible. Quand Sam Rainsy et Khem Sokha montent sur la scène du Freedom park et clament qu’ils soutiennent leurs revendications salariales, l’ovation est assourdissante. Depuis la tenue, en juillet 2013, d’un scrutin entaché d’irrégularités massives, l’opposition conteste la légitimité du pouvoir. Les résultats officiels ont donné le Parti du peuple cambodgien (PPC) de l’inamovible premier ministre Hun Sen vainqueur par 200.000 voix de plus que le Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP) de Sam Rainsy et Khem Sokha. Une victoire à l’arrachée pour l’ex-commandant Khmer Rouge Hun Sen, tandis que le leader de l’opposition Sam Rainsy – gracié la veille du scrutin – n’était même pas inscrit sur les listes électorales et encore moins éligible. Selon toute vraisemblance, l’opposition aurait été en mesure de remporter le scrutin seulement si elle avait eu accès aux médias nationaux intégralement mis sous la coupe du PPC. Au grand dam du pouvoir, les résultats serrés montrent que la conscience politique des électeurs s’est non seulement réveillée, mais qu’en plus, ils osent l’exprimer publiquement. Au plus fort des manifestations de décembre, plus de 50.000 personnes scandant « Hun Sen dégage ! » ont défilé dans les rues de Phnom Penh. Du jamais vu !
Après la carotte, le bâton
Cette situation ne pouvait durer éternellement. Conscient du mécontentement populaire, le pouvoir a alterné répressions a minima et promesses de réformes, puis a laissé la rue s’exprimer. Usant de cette liberté renouvelée, les opposants ont multiplié rassemblements et défilés à travers la capitale. Au fil des semaines, leur nombre a grandi, les chefs de l’opposition se sont enhardis. Début décembre, ils exigent de nouvelles élections et la démission du Premier ministre.
Les syndicats du textile font alors cause commune avec le CNRP, une grève générale est lancée, plus de la moitié des usines ferment. Contre toute attente, le gouvernement fléchit, promettant d’abord de porter les salaires à 95 dollars en avril prochain, avant de reculer encore en promettant 100 dollars dès février. Ce sera l’ultime concession du pouvoir.
Au Freedom Park, Sam Rainsy et Khem Sokha appellent à une nouvelle manifestation monstre contre le pouvoir le dimanche 5 janvier. Dans la nuit du 2 au 3 janvier, des affrontements entre les ouvriers du textile et les forces de l’ordre se déroulent dans les faubourgs de la capitale. En début d’après-midi du 3 janvier, le boulevard Veng Sreng est jonché de débris, on y croise des gendarmes très remontés en pleine altercation avec un VIP qui, une fois n’est pas coutume, se fait tout petit au volant de sa voiture de sport. Plus loin, des camions barrent le boulevard ; de-ci de-là s’aperçoivent les ruines calcinées de véhicules. Des groupes de manifestants se forment au milieu des gravats, certains agitent leurs frondes. Visiblement, ils veulent encore en découdre. Les tensions sont palpables. Le bilan du jour sera lourd : cinq morts par balles et une quarantaine de blessés. Le lendemain, la répression continue et, cette fois-ci, Hun Sen frappe au cœur. La police suivie d’une centaine de nervis en civils dispersent les manifestants du Freedom Park à coup de barres de fer. En moins de deux heures, tout est terminé, l’unique carré d’expression publique au Cambodge n’est plus. Un laconique message télévisé prévient que tout rassemblement ou défilé est interdit à partir de ce jour « jusqu’à ce que l’opposition retrouve la raison ».
De peur que la grande manifestation prévue le lendemain ne dégénère en violences, le CNRP annule tout. Pour l’heure, la boite de Pandore cambodgienne s’est refermée. Et, vu la présence militaire actuelle dans la capitale, on pressent que le règne sans partage de Samdech Akka Moha Sena Padei Techo Hun Sen, le « Très Honorable Monseigneur et Protecteur Hun Sen » perdurera encore quelques temps.
Bonjour,
Voilà 20 ans, après le départ des troupes de l’ONU, les différentes factions politico-militaires cambodgiennes se sont entendues pour se partager le pouvoir, excluant les fidèles les plus radicaux de Pol Pot.
Sam Rainsy, aujourd’hui figure centrale de l’opposition et tenant d’une démocratie moderne, est de retour sur une scène dont Hun Sen aurait bien voulu l’en effacer à tout jamais. Je me souviens de cette manifestation pacifique de 1997 sur laquelle des individus jamais identifiés ni retrouvés ont balancé des grenades.
On avait, à l’époque, plus que de fortes présomptions sur une intimidation dont l’ordre venait du haut de l’Etat.
A l’époque, comme aujourd’hui, les terres cambodgiennes étaient déjà en cours de vente à des groupes étrangers (notamment dans la province de Kompong Cham, riche en plantations d’hévéas).
A l’époque, comme aujourd’hui, la communauté internationale finançait le budget de l’Etat cambodgien, renforçant la position de Hun Sen et des vassaux. Elle laissait passer les coups de force anti-démocratiques.
A l’époque, comme aujourd’hui, le clan Hun Sen avait une position centrale dans le business ouvert aux étrangers, prenant ses commissions au passage.
La différence, c’est peut-être Internet et les fenêtres qu’il ouvre aux démocrates cambodgiens.
Si, comme vous le dites, Samdech Hun Sen règnera encore longtemps (ou ses fils…), c’est, croyons-y, sans compter la persévérance non pas seulement de Sam Rainsy, mais aussi des journalistes, des blogueurs, des citoyens qui témoignent, filment, enregistrent, publient sans relâche.
Pour qu’enfin on parle du Cambodge pour autre chose que Pol Pot et Angkor Vat.
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