L’industrie pharmaceutique est l’une des plus rentables qui soient. Son succès repose jusqu’à présent sur le fait qu’elle détient des monopoles sur des blockbusters vendus très chers : des molécules pour lesquels les bénéfices dépassent le milliard. Pour satisfaire ses objectifs, elle cherche ainsi à obtenir des autorités nationales : des autorisations de mise sur le marché de leur produits, des prix avantageux, le remboursement des produits, le plus possible de droits de propriété intellectuelle pour des périodes les plus longues possibles. Le récent scandale du Médiator® a mis en évidence les rapports de grande proximité et la façon dont ils pouvaient affecter les politiques et les actions des acteurs institutionnels. L’exemple des règles internationales sur la propriété intellectuelle est symptomatique du phénomène. Des chercheurs en sciences politiques ont montré de quelle façon une poignée de dirigeants d’entreprises avaient pu convaincre une partie de l’administration des Etats-Unis, les gouvernements successifs à Washington et la communauté économique internationale de la nécessité d’établir un lien entre commerce international et propriété intellectuelle en incluant cette dernière aux traités établissant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) [1]. Sous l’effet de l’efficacité de l’action collective menée par les industriels, à la tête desquels se trouvaient l’industrie pharmaceutique, la démarcation entre les positions des firmes basées aux Etats-Unis et celles du gouvernement des Etats-Unis s’est progressivement brouillée. L’administration ne poursuit pas strictement les mêmes objectifs que l’industrie, elle n’est totalement assujettie, ni n’obéit aveuglément à la communauté des affaires. Il est, cependant, manifeste que les représentants d’entreprises détentrices de droits de propriété intellectuelle ont progressivement trouvé les moyens de se rapprocher des décideurs politiques, d’établir des contacts et une coopération régulière. Ils ont acquis au fil du temps un statut de collaborateurs, parfois considérés comme indispensables par les agents des institutions, activement impliqués dans la production de politiques et de régulations – ce qui a contribué à établir une interdépendance entre ces deux catégories d’acteurs. Engagés dans cette dynamique, les décideurs politiques ont progressivement incorporés la logique et les objectifs de la communauté économique à ceux du gouvernement, tandis qu’ils assimilaient ses revendications à leurs productions administratives et légales.
Le phénomène documenté aux Etats-Unis se retrouve dans de nombreux autres pays. Des textes officiels sont en partie construits à partir de textes rédigés par des représentants de l’industrie. Des médicaments obtiennent des prix de ventes particulièrement élevés sans que le bénéfice pour le patient ne le justifie. Des autorisations de mise sur le marché sont accordées en dépit de l’existence d’effets secondaires potentiellement dangereux. Des brevets qui ne devraient pas avoir lieu d’être sont donnés. La pratique de revolving door, selon laquelle des employés vont et viennent du secteur public au secteur privé, se généralise et contribue à homogénéiser la vision des politiques publiques entre acteurs étatiques et acteurs privés.
Un phénomène de corruption est à l’œuvre. Il peut naturellement être question de transferts illicites d’argent ou de biens. Des cadeaux ou des voyages sont offerts aux médecins, des communes sont choisies comme siège d’implantation d’usine, des associations bénéficient des financements humanitaires de telle ou telle firme, etc. Mais plus fréquemment les mécanismes en jeu sont à la fois plus subtils et moins directement répréhensibles. A l’image du processus chimique de corruption d’un métal, la fonction des agents de l’Etat ou la finalité de ses institutions sont progressivement altérées, transformées, jusqu’à éventuellement jouer contre l’intérêt public.