Regards.fr. Lorànt Deutsch a publié en 2009 Métronome, une histoire de France. Pourquoi était-il important à vos yeux de déconstruire son récit point par point ?
William Blanc. D’abord, parce que personne n’avait vérifié ses propos. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous sommes donc livrés à du fact checking. On ne peut pas dire n’importe quoi, en histoire, on avance avec des preuves et des sources. Notre but était de montrer la différence qui existe entre le récit de Lorànt Deutsch et un propos scientifique. Dans Métronome, le comédien ne fait pas quelques erreurs, il invente carrément ! (voir la rubrique preuve/source sur le blog www.leshistoriensdegarde.fr) Donc au mieux, on est face à quelqu’un qui fait de la fiction mais qui ne veut pas l’assumer et au pire, face à quelqu’un qui instrumentalise le récit historique. Deutsch est dans un rapport de foi avec l’histoire, comme si une vérité révélée était tombée du ciel. Il distingue les matérialistes des idéologues, et dit texto qu’il se situe du côté des seconds. En même temps, il affirme qu’il est apolitique. Pourtant, c’est évident, son livre véhicule en arrière-plan un propos politique. Il suffit de voir ses intitulés de chapitre, « Les rois francs, fils aînés de l’Eglise » par exemple, pour comprendre qu’il produit un roman des rois.
Son discours est-il emblématique de la prégnance en France d’un roman national de droite ?
William Blanc. Le Figaro Histoire lancé au début de l’année dernière, avec un tirage initial de 120000 exemplaires, est une véritable machine de guerre pour le roman national. Le numéro 4 portait directement sur ce sujet, le numéro 7 sur le bon temps des colonies avec une bibliographie qui puise uniquement dans des livres de droite. Toute l’historiographie récente est évacuée. Il y a derrière l’idée que l’histoire forge l’identité nationale et que celle-ci est fixe. Lorànt Deutsch fait partie de ceux qu’on a appelés les « historiens de garde ». Ces gens-là sont écoutés, ils passent dans les médias. Parmi eux, on peut citer Stéphane Bern qui a d’ailleurs soutenu le comédien. Il affirme que notre identité est en crise et que l’histoire va permettre d’en sortir.
Aurore Chéry. Plus inquiétant que Stéphane Bern, Dimitri Casali a commencé en écrivant des livres sur les immigrés [Ces immigrés qui ont fait la France, ndlr]. Il défend une histoire racontée au prisme des grands hommes. A chaque rentrée scolaire, on a droit au même discours : « On veut chasser Louis XIV et Napoléon du programme pour mettre l’empire du Monomotapa et le peuple Tsonga, c’est une honte ». Si cette conception véhiculée par les historiens de garde suscite peu de réactions, c’est peut-être parce que le roman national qu’elle fabrique apporte des réponses rassurantes aux gens. Concernant les sciences dures, si on se rendait compte que le créationnisme faisait vendre et que tout le monde se mettait à défendre cette théorie, les réactions seraient différentes ! Cette vague mémorielle qui remonte aux années 80, avec le bicentenaire de la Révolution, a contribué à transformer l’histoire en produit.
William Blanc. Elle est conçue pour créer de la cohésion, mais aussi pour gagner des parts de marché. C’est le côté business. Un jeu vidéo autour de Napoléon a créé 50 emplois en Angleterre, en France on refuserait de faire ça parce qu’on n’aimerait pas cette figure… Un projet de Parc Napoléon se prépare pourtant en Seine-et-Marne. Il représente 250 millions d’euros et 200 hectares de terres arables massacrées, avec une justification historique ridicule. La ville de Montereau serait le lieu de la dernière bataille de Napoléon, ce qui n’est pas le cas. On n’est pas contre un peu de fun, l’exposition sur les Gaulois à la Cité des sciences était super, mais en l’occurrence il ne s’agit pas ici d’un projet muséal.
Cette histoire fait-elle référence à des racines chrétiennes ?
Aurore Chéry. Ces racines font partie du roman national européen qui émerge aujourd’hui autour de la figure de Charlemagne, père de l’Europe.
William Blanc. Ce discours consiste à dire que l’Europe existe depuis les Carolingiens, ce qui est faux ! L’Espagne, les Balkans, le sud de l’Italie sont ainsi rayés de la carte. Cette Europe ne s’arrête même pas au niveau de l’Allemagne actuelle…
Le Comité de vigilance pour les usages de l’histoire (CVUH) évoquait en 2012 une « vague brune sur l’histoire de France ». Lorànt Deutsch en est-il un symptôme ?
Aurore Chéry. Ce qui me paraît plus certain, c’est que Deutsch sert de façade – consciemment ou non – à des gens qui ont des idées très brunes. Il est défendu par des sites d’extrême droite, des nationalistes, des identitaires comme Paris Fierté. Lui-même ne s’en revendique pas, mais ces gens-là le soutiennent. Donc ils se reconnaissent dans son histoire.
William Blanc. C’est le Bréviaire des patriotes, un site d’extrême droite, qui gère sa page Facebook [non officielle] [Dans les heures qui ont suivi la publication de cet entretien, la mention et le lien vers le site Le Bréviaire des patriotes a disparu de la page, voir la capture d’écran, ndlr.]. Et dans Métronome, il écrit deux pages sur le 6 février 1934 et seulement trois lignes sur l’Occupation… De plus, il a coécrit un livre sur Céline avec Patrick Buisson [ancien patron de Minutes, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy] dans lequel on le voit, en quatrième de couverture, se recueillir sur la tombe de l’écrivain.
Et pourtant, il bénéficie d’un consensus médiatique et politique. Pourquoi donne-t-il l’impression d’être inoffensif ?
William Blanc. Il a mis en place un storytelling bien ficelé. C’est du marketing. Il se présente comme un fils d’immigré hongrois découvrant Paris qui se serait fait adopter par la capitale. Il emploie le terme de Peter Pan, dit qu’il est un enfant, qu’il voulait être footballeur et qu’il était copain avec Jamel Debbouze… Ce récit lui permet de lisser l’arrière-plan politique de son discours. Ceux qui le critiquent apparaissent toujours comme des méchants, des froids, des gens désabusés qui ne rêvent plus, tandis que lui serait du côté de la passion. Lorànt Deutsch n’est pas l’image-type du réac. Il a l’air hyper sympa. Cette stratégie a marché du tonnerre.
Aurore Chéry. Il est toujours du côté de l’innocence. Patrick Buisson a sauté sur l’occasion, c’était pile ce dont il avait besoin pour rendre acceptables ses idées !
L’invention d’un roman national « de gauche » peut-il être un antidote à celui « de droite » ?
William Blanc. Ce serait une catastrophe. Aujourd’hui, on assiste d’ailleurs à la publication du livre de Jean-François Kahn, L’invention des Français, sorti en février dernier qui est presque pire que celui de Deutsch. En gros, il dit que les Français sont pour les droits de l’Homme depuis le Ier siècle avant notre ère, que les Gaulois sont les premiers à avoir lancé des révoltes humanistes universalistes, etc. Pour le coup, c’est une mythologie de gauche. L’auteur de ce livre est invité par de grands médias comme Canal +, et même sur France culture, alors qu’il exprime une peur de l’avenir. Le passé est un refuge ici fantasmé afin qu’il corresponde à nos désirs. Mais cette fois il s’agit de se rassurer en expliquant que la France a toujours été par essence républicaine quand Lorànt Deutsch dit au contraire que la France a toujours été royaliste.
Aurore Chéry. L’histoire réactionnaire qui s’exprime aujourd’hui s’est construite par rapport à un roman national de gauche, en faisant croire qu’elle était la plus légitime.
William Blanc. Oui, ce roman national « de gauche » a déjà existé. Il suffit de se souvenir d’Alain Decaux qui valorisait Robespierre et Saint Just. C’est aussi ce que voulait faire l’historien Ernest Lavisse quand, en sous-main, l’Action française créait avec « l’école capétienne » un roman national antirépublicain. Jacques Bainville, une des figures de cette école, est un antisémite qui a été réédité en 2008-2009. Quant au spécialiste actuel de Bainville, Christophe Dickès, il était invité en 2013 aux premières Assises de la résistance chrétienne.
Comment contrer le discours des historiens de garde ?
William Blanc. Il faut le dire, les Français n’ont pas de caractéristiques immuables communes. Le sentiment de référence à une nation commune ou un groupe commun n’a pas toujours existé. On n’en trouve pas trace au Moyen Age. Même chez Jeanne d’Arc, qui avait pour projet d’unir la chrétienté, ça n’existe pas. Cette question de l’identité apparaît de manière minoritaire au XVème siècle. Mais le sens des crispations identitaires fluctue ensuite selon les lieux, les périodes, les couches sociales. L’histoire n’est pas une ligne continue.
Aurore Chéry. La volonté de fabriquer une identité nationale revient à diverses époques, c’est un phénomène récurrent dans l’histoire, toujours un enjeu de pouvoir. Mais cette identité nationale est bien une construction et non pas une réalité.
Merci à ces jeunes intellos soi-disant de gauche pour leur appel final à l’insignifiance et à l’impuissance politique. A une époque (désormais révolue), être de gauche, c’était chanter avec Jean Ferrat "Ma France", c’était assumer, face à la droite, un "roman national" de gauche. Aujourd’hui, ces jeunes historiens post-post-critiques choisissent de laisser un boulevard idéologique à la droite et ont le culot de s’en vanter. Sous prétexte que tout n’est que "construction", mythe et représentation, on explique au peuple de gauche qu’il peut aller se rhabiller : la France est un mythe, le peuple aussi d’ailleurs, tout est pluriel et multiple, tout est dans tout, et ainsi va la vie, dormez braves gens, laissez la parole aux gentils universitaires (et aux jeunes doctorants qui veulent faire carrière à la Sorbonne) faire de gros livres avec des notes de bas de page, inaccessibles au commun. Ces futurs universitaires sont au fond de braves sceptiques qui s’ignorent, je ne leur donne pas dix ans avant de voter PS ou modem (c’est peut-être d’ailleurs déjà le cas ou peut-être le feront-ils une fois nommés maître de conf ?). Au fait, au lieu de chouiner depuis des années sur le livre de L. Deutsch, quand vous attelez-vous à une histoire populaire de la France ? En avez-vous le cran au moins ? Et inutile de brandir le nullissime bouquin de J F Kahn pour vous dédouaner du combat idéologique...
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