Je devais avoir vingt ans lorsque j’ai lu, en traduction italienne, Histoire du surréalisme, qui m’avait profondément marqué. Arrivé à Paris, quelques années plus tard, j’ai commencé à lire la Quinzaine littéraire, de plus en plus intrigué par la trajectoire de son directeur, dont l’aura de critique et d’éditeur était aussi grande que sa discrétion. Je savais que l’historien du surréalisme, découvreur et éditeur de Witold Gombrowicz, Malcom Lowry et Georges Perec, avait été aussi résistant et signataire de l’appel des 121 contre la guerre d’Algérie, ami de Pierre Naville et de Léon Sedov, le fils de Trotski. Tout cela le rendait à mes yeux à la fois très proche et inapprochable. Moi, je m’exerçais au métier d’historien ; lui, c’était un morceau vivant d’histoire.
Je ne me souviens plus exactement quelles circonstances m’ont conduit, il y a une vingtaine d’années, à la Quinzaine littéraire, ni qui nous avait mis en contact, mais je garde un souvenir précis de cette journée de printemps, très ensoleillée, où j’ai pénétré l’immeuble de la rue Vieille du Temple où se trouvaient alors les locaux de la rédaction. Ce qui me frappa d’emblée fut la vétusté du lieu et l’étrange convivialité qui y régnait. La pièce débordait de livres, empilés sur plusieurs tables. Assis à son bureau, Maurice était en train de façonner la maquette du journal, en découpant des colonnes imprimées qu’il collait sur une feuille. Artisanal et décidemment obsolète, ce travail manuel lui apportait un plaisir évident, source d’une bonne humeur contagieuse. Près de lui, Anne Sarraute s’occupait de la correspondance. Leur vouvoiement me faisait découvrir une modalité de l’amitié, faite d’attentions et de complicité respectueuses, qui était inconnue à la plupart des gens de ma génération. L’esprit des livres flottait dans l’air, Maurice l’incarnait de la façon la plus naturelle, en le faisant partager à ses interlocuteurs. J’ai compris par la suite que tous les collaborateurs de la Quinzaine étaient sous son charme et formaient une communauté hétérogène de lecteurs et critiques exigeants, pas tous intellectuellement ou politiquement unis, mais tous très attachés à Maurice, le cœur de la confrérie. Pendant une bonne dizaine d’années, j’ai été membre de la rédaction du journal, auquel j’apportais personnellement mes articles. Tandis que je feuilletais les nouveautés amoncelées sur la table, Maurice lisait le texte, en me faisant ses commentaires et parfois en ajoutant des observations politiques, sous le signe d’un « trotskisme culturel » partagé.
Voilà Maurice Nadeau, tel que je l’ai connu. Il a traversé, avec élégance et noblesse, un siècle de feu et de sang, et son esprit critique en est sorti aiguisé. Son amour des livres, sur lequel il a bâti son œuvre, était un amour du monde et des hommes : c’était le secret de sa jeunesse. C’est grâce à des hommes comme lui qu’on apprend à aimer le la vie.