Accueil > Culture | Par Thomas Bauder | 15 avril 2013

The Act of Killing... les salopards

Comment évoquer le massacre, par l’armée indonésienne et ses supplétifs, de près d’un million de personnes, communistes ou apparentées au cours de l’année 1965, lorsque les victimes ont disparu et que les témoins vivent encore dans la peur des représailles ? En donnant la parole aux tortionnaires qui, bénéficiant d’une incroyable impunité, n’hésitent pas à rejouer leurs méfaits devant la caméra de Joshua Oppenheimer. Un documentaire glacial et déroutant.

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D’abord on n’y comprend pas grand-chose, si ce n’est que dans l’esprit des protagonistes que suit la caméra, « communistes » constitue un terme générique pour dire « opposants », ce dernier mot caractérisant finalement tous les « non partisans » du pouvoir indonésien, tel qu’il est en place depuis le milieu des années 60. Constatant par là que l’histoire politique de l’Indonésie, pays dirigé pendant 30 ans par un dictateur, le général Suharto, est loin de nous être familière, on se laisse tout d’abord porter par la souriante nonchalance du personnage principal, Anwar Congo, sans s’apercevoir qu’il est déjà trop tard. Trop tard pour échapper à la reconstitution, sur la terrasse d’un immeuble, de la technique mise au point par Anwar lui même pour éliminer les « communistes » qui avaient eu le malheur de croiser sa route : un fil métallique attaché à un poteau, enroulé autour du cou de la victime, le bourreau tirant avec un manche en bois à l’autre bout du fil. La seule question que se pose alors Anwar, c’est celle de la crédibilité de la scène telle qu’elle est rejouée.


Ce que le spectateur n’appréhende pas tout de suite, ce qu’il-elle mettra finalement toute la durée du film à intégrer sans jamais pouvoir totalement l’accepter, c’est que The Act of Killing loin d’être un documentaire dans lequel des tortionnaires, au crépuscule de leur vie se confesseraient, avoueraient et peut être regretteraient leurs crimes, se trouve être au contraire le making-off d’un projet - à nos yeux complètement délirant – de glorification de leurs actes passés. Car ce que filme Joshua Oppenheimer c’est la mise en place, les recherches de financement (essentiellement du racket), les répétitions, les essais, puis finalement le tournage à proprement parler d’un film de fiction relatant, dans une veine héroïco-kitsch, les aventures de ces gangsters au service de la junte indonésienne. Comme le dit Brian D. Johnson, critique américain mis en exergue par le distributeur du film, « c’est comme si Hitler et ses complices avaient survécu puis se seraient réunis pour reconstituer leurs scènes favorites de l’Holocauste devant une caméra ».

A ceci près qu’en Indonésie, les salopards sont non seulement encore aux affaires, mais n’ont jamais été, ne serait-ce qu’inquiétés. Là-bas les milices paramilitaires, en treillis orange paradent dans les rues, se réunissent dans des stades et reçoivent la visite du vice-président Indonésien. Le cauchemar d’une société dictatoriale dans laquelle les caïds font régner l’ordre par l’usage d’une terreur, quotidienne, banalisée, revendiquée, est même valorisée par les plus hautes autorités. Avec The Act of Killing on se retrouve alors face à l’abjection de ces tortionnaires, maquillés comme pour un film bis des années 80, réunis sur un plateau de tournage pour la reconstitution d’un interrogatoire, avec à la place du suspect, un type dont la famille entière a disparu. Ce dernier, d’abord souriant face à ses maîtres ne peut se retenir de sangloter, en silence pour ne pas gêner les assassins de sa famille et seuls maîtres du scénario dans lequel ils le feront jouer, avec ou sans son consentement.

C’est à ce moment là par exemple, que l’on s’interroge sur le statut de ce film, celui de son réalisateur, à la fois témoin, et nécessairement, peut être pas complice, mais au moins connivent. Et cette connivence, nécessaire à ce type de projet de film, se révèle de plus en plus lourde à supporter à mesure que le documentaire progresse sans varier d’un trait de son propos initial. Il faut alors en passer par la mise à distance que permettent les caractères surréalistes, grotesques, hallucinatoires des situations pour réussir à se dégager de la gangue poisseuse et malsaine qui suinte des images de The Act of Killing. Pour aussi dérangeant qu’il soit à force de jouer de façon perverse sur les doubles ressorts de l’empathie et du rejet viscéral, The Act of Killing a réussi à convaincre Amnesty International, caution morale absolue en la matière, pour qui le film de Joshua Oppenheimer possède manifestement le mérite de jeter un peu de lumière sur les ténèbres indonésiennes. Pour autant nul ne peut dire au sortir de la projection qui aura été le plus piégé par ce film, de ses protagonistes à la dérive ou de ses spectateurs en déroute. Et finalement c’est dans cet intervalle que résidera constamment à la fois l’intérêt du film, en même temps que la méfiance qu’il ne cessera, à n’en point douter, de susciter.

The Act of Killing - L’acte de tuer de Joshua Oppenheimer. Sortie en salles le 10 avril.

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