La dernière fois que Wong Kar Wai avait donné de ses nouvelles sur grand écran, c’était avec My Blueberry Night, une bluette sentimentale, remplie de gimmicks esthétisant. On avait alors bien cru que le cinéaste du temps perdu, de l’image ralenti et de la mélancolie existentielle, le type qui nous avait totalement scotché les pupilles avec Chungcking Express pour ne citer qu’un seul de ses opus s’était bel et bien égaré, et finalement nous avec… Soyons francs, son retour, annoncé sous le signe du Kung Fu, s’il intriguait, ne nous faisait quand même pas nous relever la nuit. La faute à Bruce Lee, ce type dont tous les beaufs de cours de récré des années 70 imitaient les gestes, trucs et machins chorégraphiés avec force « kaÏ » beuglés à la face des Antoine Doisnel qui s’ignoraient. Bruce Lee, star torse à poil - mais sans aucune pilosité - d’une poignée de films assez médiocres encensés par une génération de petites frappes. Bruce Lee, aussi loin de l’univers de Wong Kar Wai pensait on, que Roger Gicquel, du nôtre. Bruce Lee auquel donc The Grandmaster fait de facto référence puisqu’il est consacré à l’histoire plus ou moins adaptée de Ip Man, maître de kung fu qui fût son professeur à Hong-Kong dans les années 50.
A voir The Grandmaster, on peut se demander s’il en va des films de kung fu aujourd’hui, comme il y a un demi siècle des films de gladiateurs ? Finalement seuls les très grands réalisateurs parviennent à passer outre la répétition des scènes de bravoure nécessaires au genre, pour y laisser se déployer leurs univers personnels. Ici Wong Kar Wai ne s’est pas risqué à réinventer le genre, il l’a simplement épuré en demandant à Yuen Wo Ping, le plus célèbre chorégraphe des scènes d’arts martiaux au cinéma, concepteur des combats de Kill Bill de Tarantino ou de The Matrix des Wachowski, de respecter autant que faire se peut les lois de la gravitation universelle. De ce fait le résultat, notamment la scène inaugurale, sous la pluie, dans l’obscurité, semble dans un premier temps relever de la variation de thème imposé. Ce n’est qu’au fur et à mesure de l’enchaînement des figures que Wong Kar Wai semble imposer sa marque, sa patte. De ce point de vue, le combat sur un quai de gare, à proximité immédiate d’un train en marche sort totalement des cadres. La lumière des fenêtres des wagons qui défilent en décomposant les mouvements du combat, finit par nous plonger dans une expérience séminale de cinéma façon Muybridge.
C’est que le voyage dans le temps et les époques se trouve constituer, encore plus que dans les précédents titres de Wong Kar Wai, la grande ligne de basse de ce film. De 1936 au milieu des années 50, de la République post impériale, à l’exil Hong-Kongais en passant par l’occupation japonaise, le scénario ne cesse d’effectuer des allers retours. Mais l’histoire qu’elle s’écrive avec un petit ou un grand H est elle si primordiale que cela ? Certes d’un côté The Grandmaster s’affirme comme le biopic auteuriste consacré à l’un des maitres d’une pratique qui appartient à la culture chinoise, de l’autre Wong Kar Wai ne cesse d’inventer, fictionner l’ensemble des autres figures du film, sans parler de leurs interactions. Un peu à la manière d’un Opéra, The Grandmaster prend prétexte d’un personnage historique pour y tisser une tragédie, en concevoir une cosmogonie. Il n’est pas anodin alors de constater l’importance des airs d’opéras chinois dans le ralentissement de l’intrigue du film, et le déploiement dans ces instants du plus pur plaisir spectatoriel. Au point qu’entre les spectacles de combats, le temps en vient même parfois à se figer, le son à disparaître totalement. L’image de son côté peut même se faire tremblante. On savait Wong Kar Wai adepte des ralentis fascinants. Ici ces derniers semblent être volontairement imparfaits, comme si le réalisateur avait voulu donner à certains de ses plans, la texture d’un parchemin sur lequel s’agitent et se débattent, dans un tempo languissant les silhouettes de magnifiques pantins, comme Tony Leung et Zhang Ziyi. Contrairement à la définition du kung fu qui y est donnée, et qui se résume à deux mots, vertical et horizontal, The Grandmaster ne se déploie qu’en courbes, volutes, circomvolutions visuelles et sonores. Rien à voir avec la Fureur du Dragon. Et c’est tant mieux.
Un article écrit avec les pieds. C’est ennuyeux, ces gens persuadés d’avoir des choses intéressantes à dire. Encore faut-il savoir écrire, sans étouffer le lecteur dans des tournures cliché.
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