À la lecture de l’article sur l’affaire BNP Paribas, Jacques Tricot m’a alerté sur l’importance du problème des deals de justice. Cette procédure judicaire qui s’applique dans le cas de cette affaire est utilisée de plus en plus largement par les autorités des Etats-Unis. Elle leur permet d’exercer un pouvoir extra territorial sur la mondialisation économique. Sur ce sujet aussi, bien analysé dans un ouvrage collectif paru en 2013 [1], me dit-il, il serait bon que l’on dise quelque chose de gauche. Jacques Tricot a raison.
Un nouveau dispositif face aux multinationales
Cette pratique judiciaire, expliquent Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber, consiste à offrir, à une entreprise multinationale (étrangère ou américaine) soupçonnée d’irrégularités financières, de coopérer avec le procureur américain – faute de quoi l’accès au marché américain lui serait fermé, ce qui équivaudrait à un suicide économique notamment s’il s’agit d’une banque. En échange de l’abandon des poursuites, l’entreprise devra pratiquer à ses propres frais l’enquête sur la réalité des accusations, par le moyen d’avocats et non pas de policiers. Elle devra s’acquitter d’une amende négociée, mettre en place des mécanismes de prévention et accepter la nomination d’un contrôleur interne pour en vérifier l’efficacité. Lequel contrôleur rendra compte directement aux autorités américaines, et ce quelle que soit la nationalité de l’entreprise.
D’un côté cette façon de faire semble avoir le mérite de l’efficacité : Siemens a payé 1,6 milliards de dollars pour des allégations de corruption ; JP Morgan 13,6 milliards de dollars pour des allégations de vente de subprimes toxiques ; HSBC 1,9 milliards pour violation alléguée de sanctions économiques ; Crédit Suisse a dû plaider coupable et régler 2,6 milliards pour des faits d’aides à la fraude fiscale. Au total, pour les seules affaires du secteur bancaire et financier on parle d’amendes atteignant 100 milliards de dollars, sans parler de la menace pesant sur BNP Paribas.
Au fond, expliquent Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber, les autorités américaines « tentent par ce dispositif, de remédier au décalage créé par la mondialisation, entre un marché déterritorialisé et des États régulateurs qui ne le sont pas. Le marché devient trop puissant, et il tend à se mettre hors de portée du droit qui reste national et territorialisé ; d’où la nouveauté de cette stratégie américaine qui s’appuie directement sur le marché. Cette politique présente l’avantage d’exploiter la force du marché, en brandissant la menace d’une ostracisation mortelle à brève échéance, mais en la mettant au service du droit ». Cela pourrait même devenir une méthode plus efficace que d’autres d’encadrement du marché en vue de son "bon fonctionnement".
Alors qu’en France, les procédures judiciaires classiques paraissent peu performantes, avec par exemple des plafonds de sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF) très peu dissuasifs, l’efficacité des deals de justice parait telle, que certains comme Christian Chavagneux (d’Alternatives économiques) et Florian Philipponat (de Finance Watch) en « rêvent » pour la France. « Imaginons, écrivent-ils dans leur livre La Capture, récemment paru (aux éditions La Découverte), le parquet financier de Paris, qui a compétence nationale, demandant à n’importe quelle banque française ou étrangère présente en France de mener des enquêtes à ses frais sur sa présence dans les paradis fiscaux et la façon dont elle aide les comportements de fraude et d’évasion fiscale... avec amende significative à la clé et contrôle pour s’assurer que la récidive est impossible. » Sauf que les choses ne sont pas aussi simples.
Moyen de justice ou moyen de puissance ?
Les deals de justice sont-ils un moyen par lequel la justice cherche à limiter le pouvoir de frauder des firmes multinationales ou un instrument de puissance des États-Unis ?
L’accès au dollar et au marché américain est une telle nécessité vitale pour les firmes multinationales, notamment les firmes bancaires et financières. Ainsi, souligne l’avocat Daniel Soulez-Larivière, « les États-Unis peuvent sans aucun traité, donc sans aucune réciprocité ni articulation avec les juridictions nationales, traduire devant sa justice presque n’importe quel agent économique dans le monde, compte tenu des critères de rattachements très extensifs de la compétence judiciaire américaine ». Les États-Unis tendent à jouer le gendarme mondial des marchés, mais ses intérêts de puissance ne sont pas jamais loin.
Faut-il alors chercher à faire pareil au niveau, sinon de la France, du moins à celui de l’Europe, qui peut avancer elle aussi des arguments d’accès à son marché ? À ceci près que l’Euro n’est pas le dollar et que la peur du procès et de la sanction n’a pas du tout l’air d’être la même. Certes, fin 2013, la Commission européenne a "négocié" avec six établissements financiers internationaux des amendes pour un total 1,7 milliards d’euros comme sanction d’une gigantesque manipulation des taux d’intérêt sur le marché interbancaire. Mais même si l’amende est un record d’Europe, on peut penser que la barre est très basse compte tenu qu’il s’est agi rien de moins que de la formation d’un cartel manipulant « des indices de référence, qui mobilisent les régulateurs financiers du monde entier », selon les termes du Commissaire européen en charge de la concurrence. De plus, trois des banques concernées ( Crédit agricole, HSBC et JP Morgan) ont refusé de négocier avec la Commission. "Même pas peur !" en quelque sorte.
En fait, comme le dit Daniel Soulez-Larivière, « faute de concert et d’accord international, la gouvernance mondiale judiciaire, est et restera américaine jusqu’à nouvel ordre ».
Justice sans juge
Les deals de justice font disparaître le juge du processus, sauf en tant que chambre d’enregistrement de l’accord intervenu. Mais le sentiment que la justice a été rendue peut-il exister si aucun juge ne se prononce publiquement sur la matérialité des faits reprochés à l’entreprise, sur le caractère adéquat et juste de la sanction imposée ?, interroge Pierre Servan Schreiber. C’est aussi un système qui repose sur la dénonciation, la mise en cause du secret professionnel et qui modifie profondément le rôle de l’avocat, qui apparaîtra comme un très couteux supplétif de l’autorité, bien plus que comme un défenseur professionnel de son client. Sans parler de la renonciation par l’entreprise, à la demande des autorités, à diverses protections légales comme le secret de la correspondance avec ses avocats.
Bref, s’inquiètent Antoine Garapon et Pierre Servan Schreiber, « est-ce extrapoler que de voir dans ces pratiques un mauvaise augure, celle d’un État qui non seulement réclamerait que les justiciables observent ses lois, mais aussi qu’ils les intériorisent, qu’ils se fassent les enquêteurs zélés de leurs manquements, les accusateurs impitoyables des fautifs même si c’est eux-mêmes qu’ils doivent dénoncer, les tuteurs convaincus de leur redressement, mieux : les agents efficaces de leur prévention. Quel monde merveilleux que celui où, par économie, chacun doit se faire délateur, procureur et juge ! Mais est-ce celui qu’avaient imaginé les Pères fondateurs ou celui décrit par Orwell ? »