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Accueil > écologie | Par Emmanuel Riondé | 6 avril 2016

À Pau, Total en flagrant délit de "crime climatique"

Les géants pétroliers se retrouvent du 5 au 7 avril à Pau, sur les terres de Total, pour affiner leurs stratégies de forage en offshore. Dès mardi, les militants du mouvement pour la justice climatique ont perturbé l’ouverture du sommet.

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Il est tout juste 11h ce mardi matin et soudain, pendant presque dix minutes, plus d’une centaine de militants enserrés les uns contre les autres sur la pelouse du Palais Beaumont, sur les hauteurs de Pau, entonnent mélodieusement un (presqu’)alexandrin lancinant : « Sans violence, sans haine et sans arme ! »

Bloquer le sommet des profondeurs

L’atmosphère est encore chargée du gaz lacrymogène généreusement distribué dans les minutes qui ont précédé. Paires d’yeux rougis, confettis épars, carrés de mousse dispatchés sur la pelouse, traces de peinture... La tension de la confrontation est retombée et les dizaines de gendarmes mobiles alignés, casqués, armés de matraques et de bombes lacrymogènes, semblent soudain désœuvrés. La matinée n’a pas été facile pour eux, face à ces militants non-violents qui leur rappellent régulièrement : « La police, doucement ! On est là pour vos enfants ! » Perturbant.

Vers 9 heures, un premier groupe compact d’une cinquantaine d’activistes a débarqué par surprise, parvenant à bloquer les accès principaux du Palais. Objectif de ces militants du climat : empêcher la tenue du sommet international Marine, Construction and Engineering Deepwater Development (MCEDD). Organisé par Quest offshore – une société proposant de "l’expertise de marché" et de "l’analyse stratégique" aux compagnies gazières et pétrolières – le MCEDD réunit jusqu’à jeudi soir les principales multinationales du pétrole (Exxon, Shell, Repsol, BP, etc.) et les opérateurs majeurs du secteur à Pau, fief historique du français Total, hôte du sommet.

Les centaines de congressistes doivent notamment plancher sur les stratégies à venir dans le domaine du forage offshore en eau profonde (au-delà de 1.000 mètres) et ultra-profonde (au delà de 1.500 mètres). C’est-à-dire élaborer les meilleurs moyens, et les moins coûteux, pour aller puiser toujours plus au large et plus profond, un maximum de combustibles fossiles.

« Le nouveau terrain de jeu, c’est la mer »

Il y a quatre mois, la COP21 s’achevait sur un accord non contraignant : la limitation du réchauffement global de la planète entre 1,5°C et 2°C. Pour avoir quatre chances sur cinq de parvenir à cet objectif, il faut laisser 80% des combustibles fossiles dans le sous-sol. Ce qui sous-tend de s’inscrire dans une logique d’extraction aux antipodes de celle envisagée à Pau. Cécile Marchand, de Alliance non violente-COP21 :

« Ce sommet est un crime avec préméditation puisque les gens qui s’y réunissent sont conscients des effets de leurs actions. »

Son mouvement citoyen pour la justice climatique est signataire, avec 350.org, Alternatiba, les Amis de la terre, Attac France, Bizi, Emmaüs Lescar Pau, Nation Océan et Surfrider foundation, de "l’Appel de Pau : stop aux forages en eaux profondes".

Les océans sont bien l’une des principales scènes du crime climatique actuel. En 1982 ont été créées les zones exclusives économiques (ZEE), espace maritime sur lequel un État côtier exerce des droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources. Avec possibilité, en cas de continuité du plateau continental, d’étendre ces ZEE de 370 km (200 miles marin) à 650 km. « Le nouveau terrain de jeu, c’est devenu la mer, déplore Olivier Dubuquoy, géographe et porte-parole de Nation Océan. L’agence internationale de l’énergie (AIE) a publié une étude indiquant qu’entre 2011 et 2035, les gisements actuels de ressources fossiles vont décliner et que pour compenser cet épuisement, il y a trois pistes : les schistes, l’Arctique et les eaux profondes. »

Une logique de colonisation

Si il estime que « les océans et les mers devraient être considéré comme des communs », Olivier Dubuquoy voit une logique inverse s’imposer :

« Dans la course aux ressources et à l’extraction, on est resté dans des logiques de colonisation, le premier arrivé est le premier servi : en mer de Chine, les Chinois en sont quasiment à fabriquer des îles pour revendiquer aussitôt les ZEE autour ! »

Les États détenteurs d’une ZEE peuvent octroyer des permis d’exploration et d’exploitation aux compagnies. Qui lorgnent les gisements de combustibles fossiles, mais aussi de certains nodules polymétalliques (métaux et terres rares utilisées dans certaines industries). Txetx Etcheverry, du mouvement Bizi créé en 2009 à l’occasion du sommet de Copenhague, pointe les conséquences de la baisse persistante du prix du baril (-68 % depuis juin 2014) :

« Le offshore devient, malgré tout, moins rentable qu’auparavant. Au MCEDD, ils vont donc avant tout essayer de voir comment baisser les coûts de production. »

Avec tous les risques induits : en avril 2010, l’explosion de la plate-forme pétrolière Deepwater horizon, puits le plus profond jamais foré en mer, avait entraîné la fuite de 800 millions de litres de brut dans les eaux du golfe du Mexique. Un tel événement en Méditerranée « mettrait fin au système océanique » de cette mer étroite et fermée, assure Olivier Dubuquoy.

À ce jour, Total réalise déjà 78% de sa production en offshore, dont 30 % en profond. Jeudi 31, à Paris, des membres de la direction du groupe ont reçu des représentants du mouvement climatique pour tenter de désamorcer la fronde. « Ils nous ont assuré s’inscrire dans une trajectoire permettant de ne pas dépasser les deux degrés de réchauffement et qu’ils n’exploiteraient pas le pétrole en Arctique », grince Txetx, qui évoque des informations acquises de source fiable :

« Depuis, nous avons appris que le contrat à long terme que Gazprom a signé en début d’année pour l’exploitation du pétrole issu de la plateforme Prirazlomanya en Arctique, l’a été avec Totsa, une filiale de Total. Total ment ! »

Désobéissance climatique

Curieusement, les organisateurs sont restés très discrets sur la tenue du MCEDD et même le Palais Beaumont, haut lieu de l’événementiel palois, n’a pas pris la peine d’annoncer le sommet sur son agenda public pourtant assez détaillé. Un peu gêné ? Mardi matin, les congressistes, empêchés de pénétrer dans le palais par les activistes, faisaient la moue et refusaient pour la plupart de parler à la presse. Seul un ingénieur norvégien faisait part de son étonnement de voir « autant de forces de police équipées comme ça ».

De son côté, le mouvement, lui, a fait du bruit et compte en faire jusqu’à jeudi soir. Premier tour de force : réussir à mobiliser, en un mois à peine, autour d’un obscur sommet pétrolier dans la préfecture des Pyrénées-atlantiques, en pleine semaine, plus de six cents militants de dix-huit à soixante-quinze ans, venus de la France entière. Ils se succèdent depuis dimanche dans un "Camp sirène" dressé dans l’enceinte de la communauté Emmaüs de Pau Lescar, village alternatif à une poignée de kilomètres du centre-ville. Sur place, un chapiteau dortoir, un point accueil, un chapiteau conférence-débat, une cuisine volante. Les bénévoles et militants peuvent suivre des conférences, des formations et rejoindre des ateliers.

De quoi penser et mettre en forme la déstabilisation d’un système qui « fonctionne parce qu’il y a un compromis social pour défendre l’industrie des fossiles, mais qui est bien plus fragile qu’on ne le croit, explique Nicolas Haeringer, chargé de campagne pour 350.org en France [1] qui tirait, mardi matin, un bilan positif des actions menées :

« On prend date, c’est une mobilisation historique. On est entré en désobéissance climatique et ce n’est pas fini, ça ne fait que commencer. »

Autour du Palais Beaumont, pointant du doigt la façade derrière laquelle le maire de Pau François Bayrou accueillait les congressistes finalement parvenus à entrer, plus de deux cents militants déterminés tentaient la pédagogie avec les CRS : « Les délinquants sont dedans ! »

Notes

[1Il est également l’auteur de Zéro fossile Désinvestir du charbon, du gaz et du pétrole pour sauver le climat. 2015. Ed. Les petits matins, 7 euros

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