Historien et journaliste, Andreï Gratchev vient de publier Le passé de la Russie est imprévisible. Journal de bord d’un enfant du dégel (Alma éditeur, 2014).
Regards. Jean-Claude Juncker veut une armée européenne pour « faire comprendre à la Russie que nous sommes sérieux ». Comment en est-on arrivé là : à craindre une véritable guerre au cœur du continent, entre la Russie et l’Ouest, par Ukrainiens interposés ?
Andreï Gratchev. Ce conflit est le résultat de malentendus réciproques. L’Occident interprète à tort l’annexion de la Crimée en mars 2014 comme le premier pas d’une démarche revancharde et expansionniste d’une Russie qui chercherait à reconstituer son empire, à l’image de l’Allemagne des années 30. Des pays comme la Pologne ou encore certains pays baltes, qui ont des comptes historiques à régler avec la Russie, sont prêts à la présenter comme l’incarnation du mal absolu. Or il faut comprendre que le Kremlin vit son implication dans la crise ukrainienne comme une action défensive face à ce qu’elle analyse comme une tentative de déstabilisation de sa périphérie.
« Il aura fallu un an de crise et 6.000 morts pour que l’on revienne à la case départ »
De quelle nature est cette déstabilisation ?
Elle est double. Déstabilisation stratégique, d’une part, avec la menace d’une Ukraine intégrée à l’Otan qui rentrerait ainsi dans le camp occidental et romprait ainsi ses liens historiques avec la Russie. Et déstabilisation politique, d’autre part, avec la crainte que le changement de régime ukrainien consécutif aux manifestations de Maidan en février 2014 serve d’exemple à l’opposition en Russie et menace le gouvernement de Poutine.
La Russie est donc en position défensive ?
La Russie cherche, depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence pour son troisième mandat, à réaffirmer son rôle sur la scène internationale, mais elle n’était pas initialement dans une position offensive : je ne crois pas que Poutine aurait envisagé d’annexer la Crimée, par exemple, sans l’espèce de coup d’État à Kiev qui a fourni à Moscou un prétexte pour ignorer le nouveau pouvoir ukrainien, illégitime a ses yeux. Par ailleurs, la Russie a raison de reprocher à l’UE de ne pas tenir compte des intérêts russes quand elle décide unilatéralement de lancer son "partenariat oriental" et de proposer de signer des accords d’association économique avec l’Ukraine sans associer Moscou aux discussions. Il aura fallu un an de crise et 6.000 morts pour que l’on revienne à la case départ et que l’UE reconnaisse l’impossibilité de résoudre la question ukrainienne sans la Russie. Là où les Russes deviennent "paranoïaques", c’est quand ils voient partout, que ce soit dans les soulèvements populaires du printemps arabe ou dans les révolutions dites "de couleur" dans sa périphérie, la main de l’occident qui chercherait à remplacer tous les régimes clients de la Russie.
« On assiste progressivement à la fin du mythe Poutine »
Mais ce climat de guerre ne profite-t-il pas au président russe Vladimir Poutine ?
C’est indéniable. S’il n’y avait pas eu cette crise ukrainienne, il aurait fallu l’inventer… Poutine, qui en est à son troisième mandat (si l’on oublie la parenthèse Medvedev), se trouve en effet dans une période fragile. Au début, son "règne" n’était pas contesté. La hausse du prix du pétrole a permis d’assurer quinze ans de stabilité économique, fort appréciés par la population après les années chaotiques de Boris Eltsine. En lançant la deuxième guerre en Tchétchénie, Poutine avait montré à la société qu’il était déterminé a maintenir l’intégrité de l’État russe, quel qu’en soit le prix. Il y a ainsi eu une sorte de contrat social entre la société et le pouvoir : en échange d’une certaine prospérité et du rétablissement de la grandeur nationale, le président était autorisé à régner de manière semi autoritaire. Or depuis le début de son troisième mandat, on assiste progressivement à la fin du mythe Poutine. L’effondrement, l’année dernière, du prix du baril, a révélé la fragilité de la croissance russe et confirmé que, faute de réformes, l’économie nationale était extrêmement vulnérable.
C’est celle fragilité qui a poussé Poutine à voir dans la crise ukrainienne une opportunité politique ?
Les termes du contrat social étant remis en cause, Poutine avait besoin de trouver un nouveau lien avec la société. C’est dans ce contexte que la crise ukrainienne a été utilisée comme l’occasion de restaurer ce lien en mobilisant les sentiments nationalistes contre les "menaces extérieures". Poutine peut ainsi se présenter comme garant du rétablissement de la Russie sur la scène internationale et de la protection des populations russophones de l’ex-URSS. Mais cette posture est un jeu dangereux. Car il n’y a plus, contrairement à l’époque soviétique, de réel équilibre stratégique des forces sur la scène internationale. Le pays, qui est beaucoup plus faible aujourd’hui, n’a pas les munitions de son ambition.
« La dernière chance pour trouver un compromis »
Êtes-vous optimiste quant au respect des seconds accords de Minsk de février ?
Pour le moment, tout le monde a intérêt à respecter cette trêve imposée. À l’intérieur de l’Ukraine, les séparatistes comme les forces du pouvoir central sont épuisés. La Russie ne veut pas d’une vraie guerre, d’autant plus qu’elle a obtenu satisfaction sur ses revendications principales : la promesse de la part de la France et de l’Allemagne qu’elles s’opposeraient à l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan ainsi que la reconnaissance de l’autonomie d’une entité séparatiste à l’Est de l’Ukraine. Par son implication dans le conflit, elle a fait comprendre qu’elle ne tolérerait pas l’écrasement par la force du mouvement séparatiste par le pouvoir central ukrainien. Après Minsk 2, l’UE comme la Russie sont conscients qu’il s’agit sans doute de la dernière chance pour trouver un compromis politique et hésitent à franchir les lignes rouges qui feraient basculer dans une escalade militaire aux conséquences imprévisibles. Même quand les clauses de l’accord ne sont pas tout à fait respectées, on fait semblant de croire qu’elles le sont afin d’éviter de jeter de l’huile sur le feu.
Comment la situation peut-elle évoluer, désormais ?
Le meilleur scénario serait ainsi celui d’un maintien de ce conflit gelé, de cette cohabitation précaire ambigüe. Mais l’équilibre est très fragile : d’un côté, les États-Unis, qui ont déjà fourni à l’Ukraine des experts militaires, menacent d’envoyer les armes "non-létales". Dans ce cas, il est à craindre que les séparatistes ou les Russes se servent de ce prétexte pour lancer une nouvelle attaque, par exemple sur Marioupol. La glace est fine… Pour la Crimée, l’Ukraine pourrait s’inspirer du précédent historique de la paix de Brest-Litovsk de mars 1918 : juste après la révolution et face à la défaite militaire, la jeune république bolchévique russe avait accepté de sacrifier, lors de ce qui était qualifiée à l’époque de « paix d’infamie », une partie du territoire national, dont l’Ukraine, pour maintenir le régime bolchévique avec l’espoir de récupérer le territoire par la suite. Et c’est ce qui s’est produit quelques mois plus tard.
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