D’abord présidente de la société d’économie mixte Eau de Paris, puis présidente de la régie qu’elle a œuvré à créer, Anne Le Strat a fait du retour de l’eau en régie publique un combat remporté face à une adversité plus large qu’elle ne pouvait s’y attendre. Elle en fait un récit documenté dans Une Victoire face aux multinationales, qui est aussi un plaidoyer pour le service public et la volonté politique.
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Regards. Dans quelles circonstances prenez-vous vos fonctions en 2001, après l’élection de Bertrand Delanoë ?
Anne Le Strat. Je viens d’être élue au Conseil de Paris en tant que tête de liste écologiste dans le 18e arrondissement et je suis désignée présidente de la société d’économie mixte de production de l’eau, la SAGEP. J’avais soutenu une thèse sur la question de l’eau dans le conflit israélo-palestinien, mais je n’ai découvert le monde de l’eau à Paris qu’à ce moment, en comprenant de l’intérieur comment le système de délégation de service public au privé fonctionnait.
À cette époque, le débat sur le mode de gestion de l’eau commence à prendre de l’ampleur, notamment sous l’impulsion des altermondialistes, des écologistes et d’une partie de la gauche radicale…
Il y avait en effet un contexte d’émergence de la contestation mais, en réalité, avec très peu de mobilisations citoyennes. Contrairement à certaines villes de province, il n’existait pas de collectif parisien pour faire pression en faveur de la remunicipalisation du service de l’eau. Certains acteurs, comme la Fondation France Libertés avec Danielle Mitterrand, très mobilisée, ou la Coordination eau d’Île-de-France ont apporté leur soutien, mais ils ne pesaient pas alors autant qu’aujourd’hui.
« Il y avait une volonté de rétablir la puissance publique en recréant une administration qui contrôle le service »
Aviez-vous d’emblée l’objectif de faire revenir l’eau sous une gestion publique ?
Je l’avais dans un coin de la tête, car je défendais par principe la gestion publique, mais ce n’était pas un engagement de campagne du maire. En revanche, il y avait une volonté de reprendre le service en main, c’est-à-dire de rétablir la puissance publique en recréant une administration qui contrôle le service, de recadrer progressivement les contrats qui n’arrivaient à échéance qu’une dizaine d’années plus tard… Assez rapidement, je me suis demandée si l’on pouvait casser les contrats, mais les services juridiques de la ville ont estimé que cela aurait un coût trop important. Il fallait donc procéder par étapes.
Qu’est-ce qui vous a convaincue que la remunicipalisation s’imposait ?
La prise de conscience, au travers de l’exercice de mes responsabilités, des dérives et des abus de la gestion déléguée au privé : manque de contrôle, absence de transparence financière, attribution des missions lucratives au privé, entretien insuffisant des réseaux, absence d’évaluation du service, etc. Mais en premier lieu, l’existence de trois opérateurs pour une ville comme Paris m’est apparue comme n’ayant aucune logique technico-industrielle. Cette division était le résultat d’une décision éminemment politique, de la part de l’ancien maire Jacques Chirac, consistant à partager le gâteau en accordant la rive gauche à la Lyonnaise des Eaux et la rive droite à la Générale des Eaux. Au-delà des arguments politiques en faveur d’une gestion – celle d’un bien aussi essentiel que l’eau – maîtrisée par la puissance publique, il y avait donc des arguments, techniques, économiques et démocratiques pour la création d’un opérateur public.
À quelles oppositions avez-vous dû faire face ?
Sur cette question, la classe politique est très partagée, et c’était le cas au niveau parisien, notamment chez les socialistes. Mais dès lors que le maire a imposé ce choix, les jeux étaient faits. L’administration technique a continué à défendre la délégation au privé, mais nous avons impliqué les personnels de la SEM dans une démarche de concertation et de mobilisation baptisée "Eau de Paris demain". Leur implication a constitué une grande force car ils se sont montrés convaincus de la possibilité d’un opérateur public. En revanche, il n’y a pas eu de soutien des syndicats : si certains se sont très légitimement inquiétés de l’intérêt des personnels, d’autres, notamment la CGT Veolia, ont vraiment cherché à faire barrage au processus. Les syndicats de la Ville ont pour leur part considéré qu’il ne s’agissait pas d’une vraie remunicipalisation au motif que la reprise des personnels n’en ferait pas des fonctionnaires…
« Chez ces grands groupes, il y a un mépris assez prononcé du politique »
Faute d’un soutien plus consistant, le changement a donc d’abord procédé d’une volonté politique ?
Oui, et c’est ce que raconte mon livre : ce processus de décision politique, cet acte politique. Si Bertrand Delanoë n’avait pas tenu son engagement, il aurait probablement dû affronter un conflit avec ses partenaires écologistes, mais ce n’est pas cela qui l’a conduit à maintenir le choix de la remunicipalisation. Mon travail a essentiellement consisté en une démarche de conviction interne.
La question de la gestion de l’eau s’est tout de même posée avec de plus en plus d’acuité au cours des années 2000…
Les précédents, notamment à Grenoble et dans des villes de taille variable comme Neufchâteau, Castres ou Varages, avaient montré que c’était possible. Mais la décision de Paris a précédé celles des autres grandes villes dans le même sens : Rennes, Brest, Rouen, Nice, Montpellier, etc. Ce débat politique est peu présent en France. La première Initiative citoyenne européenne (ICE) couronnée de succès a été en 2012-2013 celle en faveur de l’accès à l’eau. Elle a recueilli un million de signatures en Allemagne, pour quelques dizaines de milliers en France : même aujourd’hui, malgré une réelle progression, l’opinion française est peu mobilisée. L’expérience de Paris a joué un rôle moteur en montrant que c’était possible à l’échelle d’une grande métropole.
Les entreprises de l’eau ont-elles sous-estimé la réalité de la démarche, au point de ne pas voir venir le danger ?
Elles l’ont sous-estimé jusqu’au moment où elles ont compris qu’elles ne nous feraient pas changer d’avis – tout en continuant à penser que l’engagement ne serait pas tenu après les élections. Elles ont ainsi continué à faire pression au sein du PS. Chez ces grands groupes, il y a un mépris assez prononcé du politique, qui peut se comprendre : dans beaucoup de collectivités, la passivité ou le laisser-faire en leur faveur est la règle, quand ce ne sont pas des liens avec les élus tissés au fil du temps, au travers du financement des partis et des campagnes, de services rendus aux uns et aux autres, de revolving doors entre élus, administration et entreprises, etc. Tout cela contribue à un monde de connivences, au sein duquel tout le monde s’entend bien et pour lequel j’ai vite fait figure de brebis galeuse. Pourquoi attaquer un système qui semble fonctionner ? Ils ont pensé que j’allais être marginalisée, et finalement désavouée par Bertrand Delanoë.
« Le modèle mis en œuvre à Paris est supérieur au modèle privé sur tous les points, et démontre qu’un service public peut être efficace et moderne »
Vous a-t-on souvent opposé le statut de Veolia Environnement et Suez Environnement comme champions français de l’eau, leaders mondiaux du secteur ?
Eux-mêmes l’ont fait, les premiers. Je crois que certains, chez eux, étaient sincèrement affectés : « Comment pouvez-nous faire ça ? » Ils ont d’ailleurs plus souffert de la détérioration de leur image à la suite de la perte de leurs contrats parisiens que de l’impact financier de cette perte. À l’international, on leur demandait comment ils avaient pu perdre leur propre capitale… Mais le plus étonnant est que cet argument a été repris par des politiques, surtout des communistes qui louaient "nos leaders mondiaux" – probablement par tropisme industriel et nationaliste. Alors que nous avons créé des emplois avec la régie, et que celle-ci continue de travailler avec les entreprises privées en tant que prestataires pour travaux.
L’enjeu a-t-il été, pour vous, de faire entendre l’idée que les élus devaient défendre l’intérêt général et pas celui des industriels ?
Notre mission, réaffirmée par Bertrand Delanoë, était de défendre l’intérêt public, celui des citoyens et de la collectivité, et non celui des actionnaires de ces grands groupes. On m’a accusée de dogmatisme idéologique, de prôner un régime soviétique… accusation ridicule ! Nous avons créé un service de l’eau modernisé, qui investit autant sinon plus, mène une politique d’aide sociale à l’eau, présente des tarifs moins élevés et réalise des gains économiques, qui a relocalisé les emplois du centre d’appel et de facturation, rétabli le lien avec les usagers, établi une politique environnementale plus ambitieuse, une gouvernance démocratique complètement revue qui accorde une place aux personnels et aux usagers… Toutes les régies ne sont pas vertueuses, mais le modèle que nous avons mis en œuvre à Paris est supérieur au modèle privé sur tous les points, et démontre qu’un service public peut être efficace et moderne.
Comment voyez-vous l’avenir des mobilisations en faveur de la remunicipalisation de l’eau ?
Un mouvement a été enclenché, on parle d’une "vague de remunicipalisations". Même si en réalité elle n’est pas massive et que les conséquences sur le chiffre d’affaires des opérateurs sont limitées, l’impact global sur le marché de l’eau est considérable. Sans nécessairement appliquer la menace du retour en régie, les villes disposent désormais de puissants leviers de négociation qui leur permettent d’obtenir d’importantes baisses de prix, des améliorations du service, des contrats d’objectifs, etc. Nous avons montré que c’était possible : là réside notre principale réussite. Les grands groupes ont dû s’adapter à un nouveau contexte, s’orienter vers de nouveaux marchés et de nouvelles prestations. Nous n’avons pas réussi à faire totalement basculer le rapport de forces, mais le marché s’est rééquilibré. Aujourd’hui, la mobilisation citoyenne et associative serait beaucoup plus forte à Paris si une nouvelle majorité municipale remettait en cause la régie. Pour moi, c’est en soi une avancée majeure.
Ai-je bien lu ? “Ma bataille pour l’eau de Paris”… MA bataille ?
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