L’espace de deux heures samedi soir, c’est une brise de révolte à peine déguisée qui a furtivement traversé l’Est parisien. L’essentiel à retenir n’étant pas nécessairement les affrontements entre certains manifestants et la police. Bien que minimisée, quantitativement comme qualitativement, la nature de cette manifestation n’est qu’un indicateur supplémentaire du ras-le-bol qui déborde chez la jeunesse et dans une partie de la population, déterminés à renverser la table.
À l’initiative d’activistes présents sur la place de la République, en marge du rassemblement Nuit debout, un regroupement plus ou moins spontané s’est d’abord formé au sud de la place, autour de 22h45. Les manifestants se sont ensuite engouffrés sur l’avenue de la République, avant de défiler autour du mot d’ordre « Apé-ro chez Valls ! Apé-ro chez Valls ! ».
Lancée par un groupe de jeunes gens qui s’étaient déjà illustrés un peu plus tôt dans la soirée, avec une première manif improvisée en soutien aux migrants, depuis Stalingrad jusqu’à République, l’initiative a agrégé de nombreuses personnes présentes sur la place, jusqu’à former en quelques minutes un cortège de taille conséquente, prenant de court des forces de l’ordre condamnées à le regarder s’éloigner.
« Paris, debout, sou-lève toi ! »
Les chiffres avancés dans plusieurs médias, qui évoquent plusieurs centaines de personnes, donnent une vision très clairement sous-dimensionnée du cortège [1]. À la plus grande surprise des participants eux-mêmes, amusés tout autant qu’incrédules, ce sont plusieurs milliers de personnes – le chiffre de trois mille paraît réaliste – qui ont pris la largeur de l’avenue en direction du sud, avant de bifurquer sur le boulevard Richard-Lenoir.
Objectif annoncé : la rue Keller dans le 11e arrondissement, afin de « prendre l’apéritif » devant le domicile de Manuel Valls [2]. Dans le cortège, beaucoup de jeunes ayant l’âge d’être au lycée ou à la fac, pas mal de trentenaires, des quarantenaires – un peu moins nombreux – et même quelques personnes plus âgées. Ici, un couple d’une soixantaine d’année, habillé de manière sobre mais élégante, suit le mouvement, visiblement pas inquiet de se trouver au beau milieu de ce cortège non déclaré, au tracé plus qu’incertain.
Mais il fallait être présent pour saisir l’intensité de ce qui s’est alors joué entre les manifestants, heureux de se réapproprier la rue, poussés toujours plus au sud par un vent de liberté pimenté, également, d’un désir de révolte qui s’est alors fait jour. Chantant à tue-tête « Paris, debout, sou-lève toi !, Paris, debout, sou-lève toi ! », rien ne semblait devoir arrêter le cortège. Aux fenêtres, des familles passaient la tête, intriguées, puis affichaient leur soutien aux jeunes manifestants. Dans les voitures bloquées, au lieu de s’énerver, des conducteurs hilares klaxonnaient leurs encouragements.
#ApéroChezValls pic.twitter.com/Kpix0vKgUM
— Hugo (@hugo_averty) 9 avril 2016
On se dit alors que le gouvernement n’est pas en odeur de sainteté. Les banques non-plus. Lorsqu’un activiste cagoulé s’attaque à la façade d’une agence de la Société Générale, des huées s’élèvent du cortège, mais elles restent mesurées. La majorité des manifestants, pacifiques et souriants, ne semble pas apprécier les attaques qui émaillent le défilé. Pour autant, les deux groupes – ceux qui emploient la violence, soit quelques dizaines de personnes, et tous les autres – ne se désolidarisent pas totalement. Ils semblent, en fait, se tolérer mutuellement.
Barricade et souricière
Boulevard Richard-Lenoir, les manifestants jettent un coup d’œil en avant, puis en arrière, prenant conscience de la force du cortège. La marche se fait d’un pas rapide. Dépassée par le mouvement, la police n’a pas suivi. Le défilé tourne sur Voltaire, passe devant l’église Saint-Ambroise, puis s’engouffre dans la rue Popincourt. Les « Paris, debout, sou-lève toi ! » s’élèvent toujours, mais raisonnent davantage dans cette artère plus étroite.
Plus en amont, certains manifestants commencent à jeter des barrières, des poubelles et du matériel de chantier en travers de la rue. Preuve que le cortège est alors irréductible à ses fractions les plus dures, ceux qui arrivent derrière les remettent consciencieusement en place, eux-mêmes applaudis par les suivants. Après la rue Popincourt, la manif tourne à droite, et descend la rue de la Roquette, proche de son but. Puis, un nuage de lacrymogènes. Ça chauffe devant, on rapporte des affrontements, de la casse.
L’objectif de la rue Keller est abandonné. Le cortège bifurque à nouveau, s’enfonce dans le passage Charles Dallery, qui débouche un peu plus loin sur la rue Ledru-Rollin. En face, le commissariat du 11e. La manifestation est sur le point de prendre une tournure moins festive, et les sourires de quitter les visages. Quelques activistes décident de s’en prendre au commissariat de police. L’attaque est frontale, à l’aide de bouteilles ou d’objets métalliques jetés sur la devanture, qui ne cède pas.
Un peu stupéfait, le cortège, déjà moins conséquent depuis les heurts de la Roquette, s’immobilise, se distend. Puis se remet en mouvement, mais d’un pas mal assuré. La police attend à l’intersection avec la rue de Charonne, où de nouveaux affrontements éclatent. Une détonation puissante – sans doute une grenade assourdissante – se fait entendre. De nouvelles grappes de personnes fuient la manif, et remontent la rue Ledru-Rollin en sens inverse, tandis qu’une ligne de CRS a dressé une petite barricade et protège le commissariat.
Sur l’arrière, en haut de la rue Ledru-Rollin, les renforts policiers arrivent. La souricière, destinée à bloquer les manifestants, se met en place. Puis se referme. Ce qui reste du cortège, soit tout de même encore quelques centaines de personnes, reflue vers le passage Dallery. Avant de se faire coincer par deux nouveaux barrages, positionnés sur la rue de la Roquette, en amont et en aval du passage. Il est environ 23h30.
"Des bisous" pour faire pression
Le statu quo va durer plusieurs dizaines de minutes. À l’intersection des rues de la Roquette, Basfroi et Popincourt, des manifestants qui n’ont pas été coincés par les CRS arrivent peu à peu. Les policiers se trouvent à leur tour pris entre deux lignes : d’un côté, ceux qu’ils ont piégés dans leur nasse – dont certains parviennent à s’enfuir par les cours des immeubles ; de l’autre, ceux qu’ils n’ont pas coincés et qui reviennent peu à peu sur les lieux, jusqu’à former un attroupement d’une centaine de personnes.
Mais cette fois, tout le monde garde son calme. Aux traditionnels « Libérez-nos-camarades ! », les manifestants prisonniers répondent avec humour, à destination des policiers : « Des bi-sous, des bi-sous ». Pas très menaçante, la foule fait tout de même pression. Une poussée mesurée, exercée par quelques dizaines de personnes, suffit à faire céder les agents en mauvaise posture. Les CRS reculent, la nasse s’ouvre et les manifestants coincés, beaucoup de jeunes mais pas seulement, se libèrent, aussitôt dispersés par un jet de lacrymogènes.
Quelques minutes plus tard, la manifestation se reforme déjà sur le boulevard Voltaire. Elle prend la direction de la place de la République, qu’elle rejoindra une demi-heure plus tard. Il reste alors environ trois cents personnes, dont ceux qui ont attaqué les forces de l’ordre, mais aussi pas mal de manifestants lambda. Une demi-douzaine de jeunes gens aux visages masqués attaquent alors, de manière méthodique, les vitrines des banques situées le long du boulevard : BRED, Crédit Agricole, BNP Paribas ou Crédit Mutuel, tandis que les manifestants chantent : « Tout, le monde, déteste les ban-quiers !, « Tout, le monde, déteste les ban-quiers ! »
Le cortège a ensuite réintégré la place de la République. La préfecture de police annonce avoir procédé, au cours de la nuit, à l’interpellation de huit personnes. Dans les semaines qui viennent, la commission "sérénité", qui fait office de service d’ordre sur la place de la République, risque d’avoir du pain sur la planche.
Thomas Clerget sur Twitter : @Thomas_Clerget
Où il devient, donc, indispensable de poser la question de l’usage de la violence. Ce que les manifestants ont eu à affronter samedi 9 avril (divisions du cortège juste avant l’arrivée Place de la Nation, charges à l’aveugle des policiers en civil, dégradations de pancartes par l’un d’eux -qui s’est amusé à retirer son brassard juste avant-, des blessés graves -un oeil de perdu, c’est grave non ?-, chasse à l’homme par ses mêmes policiers en civil le long du trajet Nation - République pour rejoindre #Nuit Debout, etc.) indique clairement une directive venue d’en haut de provoquer, diviser et matraquer aux fins de décrédibiliser le mouvement.
Il est à noter que les "cibles" visées par les manifestants (banques, Autolib, chez Valls...) ont comme point commun d’être du matériel (on s’en offusque apparemment plus que des dégradations "vivantes" suite aux charges successives du capitalisme néo-libéral sur le salariat) et un certain parfum de grand capital.
Ce dernier - en tant que puissance - fera tranquillement son chemin tant qu’il ne rencontrera pas une puissance d’intensité au moins égale en face de lui.
On peut regretter la multiplication des revendications qui donne un arrière-goût de beau bordel. On peut à l’inverse se féliciter de la convergence des luttes. Selon mon analyse, il est bien trop tôt pour structurer quoique ce soit. Ce serait tomber dans le piège des institutions telles qu’elles sont aujourd’hui, c’est-à-dire jouer selon leurs règles lors même que le rapport de force est à leur avantage et que ce sont ces règles qui poussent de plus en plus de gens à partager la contestation.
Il est urgent de faire publicité (rendre public) les témoignages des personnes sur place (bravo pour ça) et de ne pas s’en tenir aux dépêches des grands médias.
Il est urgent d’analyser froidement la situation pour ne pas tomber dans un pacifisme accommodant (commission "sérénité"). La violence dite légitime de l’état sert les intérêts de l’état. Quand cet état semble servir lui-même les intérêts d’un petit nombre, il me semble important de questionner l’usage dit légitime de la violence d’état (police) et le cas échéant non seulement de le dénoncer, mais également d’y résister.
Je vous invite amicalement à cela.
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