Le consensus du moindre mal. C’est l’opinion erronée que le régime de Bachar el-Assad constituerait un rempart contre la montée de l’EI (l’organisation de l’État islamique) au Proche-Orient. Le syllogisme semble parfait : l’EI prospère dans le désordre de la guerre en Syrie ; Bachar el-Assad, c’est l’ordre. Il faut donc rétablir Bachar. Ce dernier l’affirme lui-même : « C’est moi où le chaos », dit-il en somme aux occidentaux. Mis devant ce choix cornélien – Assad ou les islamistes ? – le président américain Donald Trump a fait son choix : Assad, c’est le moindre mal.
La Maison Blanche a ainsi annoncé vendredi dernier que le président Trump avait abandonné l’objectif de pousser le dictateur syrien vers la sortie – un tournant important dans la politique qui avait jusqu’ici guidé l’administration Obama. De l’autre côté de l’Atlantique, il semblerait que trois des candidats à la présidentielle, Marine Le Pen, François Fillon et Emmanuel Macron soient arrivés à la même conclusion.
Sans doute faut-il voir là l’explication de l’absence de la question syrienne lors du débat présidentiel tenu sur TF1, alors que la Syrie venait tout juste d’entrer dans sa septième année de guerre. Elle ne fut abordée que brièvement, sous le prisme de la lutte contre le terrorisme. Les attentats en Europe ont peu à peu recentré les priorités françaises sur la lutte contre l’EI, aux dépens de la dénonciation des crimes du dictateur syrien.
Fillon, Le Pen et Macron : Assad incontournable
Il faut retourner aux interventions médiatiques passées des candidats pour comprendre comment cette évolution des priorités reflète un changement plus profond des mentalités. Un consensus du moindre mal, jugeant le régime d’Assad comme une protection viable contre l’expansion de l’État islamique et le terrorisme, est devenu le nouveau paradigme de compréhension du conflit syrien au sein d’une partie de la classe politique française.
Dès la primaire, François Fillon prônait un rapprochement avec Assad pour l’empêcher de tomber aux mains des islamistes, tandis que Marine Le Pen affirmait lors d’un déplacement au Liban, en février, qu’il n’y avait « pas aujourd’hui d’alternative au régime syrien ».
Si Emmanuel Macron ne soutient pas explicitement un tel rapprochement, il affirme néanmoins que le départ du président syrien ne devrait plus être un préalable aux négociations – contrairement à la position tenue par le gouvernement Hollande depuis 2011. Il n’est donc pas théoriquement opposé à un maintien temporaire d’Assad.
Troisième voie pour Hamon et Mélenchon
Les deux candidats de la gauche, en revanche, ne se sont jamais prononcés sur un maintien du président syrien au pouvoir. Benoît Hamon est prêt à négocier avec le régime, mais il affirme qu’il n’y a aucun avenir envisageable avec Bachar el-Assad. Jean-Luc Mélenchon, malgré sa position controversée de soutien aux bombardements russes, prône la tenue d’élections sous contrôle international pour laisser le choix au peuple syrien.
Mais il faut noter que la position de ces derniers est bien moins audible que celle des trois candidats qui les devancent dans les sondages. Cette hypothèse d’une troisième voie, plus juste et répondant aux aspirations d’un peuple opprimé, s’est réduite comme peau de chagrin à mesure que la conception d’un Assad du moindre mal s’affirmait dans les esprits français, comme en témoigne un récent sondage du Figaro.
Or ce moindre mal est une opinion erronée et irréaliste. Erronée, tout d’abord, parce qu’on nous fait croire que le régime d’Assad n’est pas aussi terrible que les islamistes. Ce n’est pourtant pas si clair.
Quel "mal" combattons-nous ?
Seraient-ce ses méthodes dites "barbares", qui font de l’EI l’ennemi numéro un ? Certes, les soldats d’Assad n’égorgent pas leurs victimes sur Youtube, et leurs cibles ne sont pas des Européens, mais ils massacrent tout autant dans l’ombre des prisons du régime. En plus de recourir à une politique d’extermination des opposants, le régime a recours à des méthodes de tortures "sadiques", comme l’a dénoncé un récent rapport d’Amnesty International. Il n’a d’ailleurs aucun scrupule à cibler des civils, et régulièrement à l’aide d’armes chimiques.
L’EI paraît plus épouvantable qu’Assad parce que ses soldats encagoulés de noir sèment la terreur en Europe, et qu’ils se sont parés d’une très efficace communication apocalyptique. Le président syrien, en revanche, paraît bien moins menaçant dans ses costumes bien coupés…
Il ne s’agit bien entendu pas de dire que l’EI serait "moins pire" qu’Assad. Mais de rappeler que le contraire n’est pas vrai non plus. Et la question prégnante, celle qui obsède très justement les gouvernements européens, celle de l’importation du terrorisme sur leur sol, n’est pas non plus résolue avec Assad.
Assad et le chaos
Car ce moindre mal, c’est aussi une vision irréaliste : celle consistant à penser qu’Assad serait un rempart efficace contre l’importation du terrorisme en Europe. Il s’agit d’une absurdité longtemps dénoncée par les spécialistes de la région. Ce sont les régimes autoritaires eux-mêmes qui ont maintenu et favorisé les réseaux islamistes, afin de légitimer leur pouvoir aux yeux des européens. Assad n’échappe pas à la règle, en ayant libéré des fondamentalistes en 2011 pour qu’ils aillent rejoindre l’opposition, puis en ciblant en priorité les groupes rebelles modérés.
Une république assadienne ré-établie n’aurait aucun scrupule à manipuler à nouveau les islamistes, dans le futur, pour s’assurer de la bénédiction des Européens : ce ne serait donc certainement pas la fin du fondamentalisme islamiste et de ses répercussions en Europe. Le journal panarabe Al-Hayat rappelle ainsi que soutenir Assad tiendrait de la théorie du pompier pyromane.
Certes, la troisième voix prônée par certains candidats, telle que la proposition de tenir des élections libres, semble aujourd’hui irréalisable. Néanmoins, elle ne deviendra véritablement lettre morte que lorsque le futur résident de l’Élysée l’aura définitivement éliminée de la table des négociations. Il faut se rappeler que le conflit avait un tout autre visage avant l’intervention des Russes : il n’est pas exclu que la situation n’évolue pas aux dépens d’Assad. Mais si, dès lors, les candidats ont laissé gagner le consensus du moindre mal, alors vraiment il n’y aura plus d’autre alternatives : ce sera Assad, et le chaos.
Article terriblement à propos après l’attaque chimique d’aujourd’hui...
Répondre