photo cc Markus Grundmann
Accueil > économie | Par Jérôme Latta | 6 mai 2016

Au 13e round, le TAFTA proche du K.O.

De plus en plus contesté et désavoué, le projet de grand marché transatlantique (TAFTA ou TTIP) a subi le coup de nouvelles révélations avec les "TTIP Leaks", au lendemain de son 13e round de négociations. Cette bataille cardinale n’est cependant pas terminée.

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Alors que s’est conclu, le 29 avril, à New York le 13e round de négociations autour du projet de traité sur le grand marché transatlantique (TAFTA ou TTIP) entre l’Europe et les États-Unis, le processus a du plomb dans l’aile. Du moins à en juger par la multiplication des signes négatifs, d’abord au sommet des États. Le président américain a ainsi émis des doutes très largement partagés sur une signature en fin d’année. Le 26 avril, le premier ministre Manuel Valls déclarait qu’un aboutissement ne serait pas possible sans garantie « que le niveau d’exigence que nous avons en France pour la santé et l’environnement de nos concitoyens sera maintenu ».

[lire "C’est quoi le Partenariat transatlantique ? Dix réponses pour mesurer le danger"]

Quelques jours plus tard, François Hollande enfonçait le clou : « À ce stade, la France dit non » à la poursuite des discussions, dont Matthias Fekl, secrétaire d’État au Commerce extérieur chargé des négociations pour la France, a pronostiqué le terme prochain. Si l’on est encore loin d’un abandon pur et simple, le vent semble avoir tourné. Moins du fait des gouvernants que de celui des pressions qu’ils subissent de la part de leurs opinions.

Une hostilité citoyenne croissante

Le 23 avril à Hanovre, 50 à 90.000 personnes ont défilé contre le projet, une réplique à la manifestation de Berlin en octobre qui avait réuni près de 200.000 opposants. Un message supplémentaire pour Angela Merkel, qui continue cependant d’en faire la promotion, épaulée par Barack Obama, en tournée européenne en début de semaine dernière. Les Pays-Bas envisagent d’organiser un référendum sur le sujet, et aux États-Unis mêmes, la campagne des primaires, dans les deux camps, a renforcé l’hostilité au projet. Les promesses d’un accord "gagnant-gagnant" pour toutes les parties – les deux côtés de l’Atlantique, les entreprises et les citoyens – sont de moins en moins crues.

La poursuite des discussions à New York incite toutefois à la vigilance : il est douteux que tous les intérêts favorables au traité acceptent plus qu’un ajournement provisoire. Des progrès ont notamment été enregistrés sur l’objectif de relever les barrières tarifaires en supprimant les droits de douane et en allégeant les procédures douanières, ou sur la convergence des standards industriels. En revanche, les blocages se maintiennent sur l’accès aux marchés public (la situation est actuellement déséquilibrée en défaveur des Européens), l’agriculture (situation inverse) et les indications géographiques protégées ainsi que les normes sanitaires, qualifiées de « barrières réglementaires basées sur des principes non-scientifiques » (ce qui revient à demander l’abandon du principe de précaution).

TTIP Leaks : une déchirure dans le voile du TAFTA

Un des éléments qui a le plus contribué au désaveu des négociations est leur opacité. Le mandat de la Commission européenne était resté secret jusqu’à ce qu’il soit "fuité" par plusieurs ONG, obligeant Bruxelles à le publier. Le contenu des discussions était pour autant resté opaque, et placé sous l’influence des lobbies privés. En publiant, le 2 mai, une série de documents sur ce contenu (baptisée TTIP Leaks), Greenpeace Pays-Bas a levé une part du voile et révélé les positions des deux parties. Parmi ces révélations, la différence d’attitude entre le volontarisme des Européens et la passivité des Américains, peu enclins à céder sur leurs propres lignes rouges [1], alors que Washington vise d’importants bénéfices grâce aux concessions de l’UE.

Alors que ces documents sont en cours d’analyse, Greenpeace pointe déjà l’option privilégiée de la reconnaissance mutuelle des normes plutôt que celle de leur convergence. « L’UE et les États-Unis vont vers une reconnaissance mutuelle de leurs standards, ouvrant la voie à une course vers le bas des multinationales en matière d’environnement et de santé publique », a commenté Jorgo Riss, responsable du bureau de l’ONG à Bruxelles. Les menaces sont directes pour le principe de précaution, l’administration américaine préconisant que des preuves scientifiques "indiscutables" (selon une définition favorable à ses intérêts et à ceux des industriels, inversant la charge de la preuve) étayent toute norme et les interdictions qu’elle implique. Or, en contradiction totale avec les assurances réitérées des négociateurs européens, la défense du principe de précaution contre cette conception ne figure nulle part – en particulier dans la "note tactique" de la Commission.

Confirmation des craintes et des accusations

Les ONG dénoncent ce double langage, en laquelle elles voient – à juste titre – la confirmation de leurs accusations d’opacité. Le chapitre sur la coopération réglementaire indique ainsi la volonté d’obtenir un « environnement réglementaire favorable à la concurrence » qui soit « prévisible » pour les investisseurs : on retrouve là l’objectif consistant à interdire ou à dissuader toute réglementation – sanitaire ou environnementale – qui viendrait contrarier les intérêts économiques des entreprises. En la matière, le credo du "libre-échange" (contre le "protectionnisme") dissimule une volonté de déréglementer et de retirer aux États encore plus de souveraineté au profit du marché, les tribunaux arbitraux ("l’arbitrage investisseur-État" ou ISDS, dispositif privé [2]) servant ensuite à contester les décisions prises par les gouvernements et les institutions démocratiques [3].

[lire "Le TAFTA, outil de démolition de la sécurité sanitaire et environnementale"]

Attac France souligne que « TAFTA n’oppose pas les intérêts américains et européens, mais les intérêts des multinationales et ceux des populations ». L’association s’appuie sur le document 16, qui insiste sur la nécessité de consulter les multinationales, quand la société civile et les citoyens sont soigneusement écartés des débats : « Les négociations visent à faire correspondre les intérêts économiques et financiers des deux côtés de l’Atlantique, loin de l’intérêt des populations dont les aspirations à plus de sécurité en matière de protection de l’environnement ou sur le plan sanitaire sont mises de côté ». Attac et Greenpeace constatent aussi que les objectifs climatiques, pourtant affirmés avec constance par les chefs d’États depuis la COP21, sont eux aussi totalement absents des discussions [4].

La mondialisation commerciale contre la démocratie

Sans même entrer dans le contenu des négociations – leurs objets et les graves menaces qu’ils recèlent – les TTIP Leaks confirment qu’elles constituent un processus profondément antidémocratique, conçu et mené pour en exclure les citoyens et les priver d’informations essentielles… tout en préparant de nouveaux abandons de souveraineté populaire. Les gouvernements nationaux comme les institutions européennes [5] s’y sont engagées avec une politique délibérée de dissimulation aggravée par des assurances qui se révèlent mensongères. Ce dessein semble en passe d’échouer précisément parce que des associations et des citoyens ont fait seuls la lumière sur les véritables conditions et objectifs de ce processus. Le rapport de forces reste cependant fragile, les opinions publiques étant très inégalement averties et mobilisées.

Pour l’heure, le départ de la France des négociations n’est qu’une menace, et on ne sait pas jusqu’à quel point le gouvernement voudra afficher des signes de souverainisme et donner des gages à sa gauche. Un autre scénario s’esquisse : la transformation du traité en accord mixte, qui nécessiterait d’être ratifié par les gouvernements et les parlements des vingt-huit pays membres. Ce retour dans le débat public lui serait très probablement fatal, sans pour autant signifier la fin de la bataille : les puissants intérêts qui souhaitent la poursuite de la mondialisation libérale reporteront simplement leur programme et le déplaceront de nouveau dans l’ombre [6]. Une bataille qui, comme d’autres mais avec une acuité particulière, fait converger la lutte contre le capitalisme financier et le combat pour une restauration démocratique en Europe.

Notes

[1Très défensives sur l’ouverture de leurs marchés publics ou la coopération réglementaire dans les services financiers.

[3Du côté européen, il a été récemment revendiqué que les tribunaux arbitraux soient publics et assortis d’une chambre d’appel.

[4Greenpeace estime que « la régulation des importations de carburants forts émetteurs de CO2, comme ceux issus des sables bitumineux, serait proscrite ».

[6D’autant qu’il existe d’autres fronts analogues, comme ceux du TISA (Trade In Services Agreement) sur la libéralisation des services et du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) entre l’UE et le Canada.

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Vos réactions

  • Bonnes infos.

    Ici des tonnes d’infos et arguments à circuler pour mettre les derniers clous dans le cercueil :

    Louis Le 6 mai 2016 à 14:10
  •  
  • A priori, n’accorder aucune confiance à Hollande et Valls quant à leur volonté de s’opposer au TAFTA. Leur opposition ne porte que sur l’aspect insuffisamment libéral, à leurs yeux, de la position US.
    Par ailleurs, ne nous leurrons pas, l’enjeu n’est pas dans l’asymétrie, l’enjeu c’est l’extension du pouvoir des multinationales et la mise en concurrence exacerbée des travailleurs de chaque côté de l’Atlantique.

    Monsieur HR Le 7 mai 2016 à 13:15
  •  
  • Pour compléter cet article :
     il n’y a pas que les cours arbitrales pour mettre en danger la capacité des Etats à légiférer, il y a aussi le Conseil de Coopération Réglementaire, institution permanente qui aura en charge la définition des normes futures, pourra relancer des négociations sur des points laissés en suspend à la signature des traités, devra donner son approbation à toute initiative réglementaire d’un Etat, ...
    Cours arbitrales et Conseil de Coopération Réglementaire font du TAFTA un traité "vivant", évolutif...
     ces deux dispositifs sont déjà inclus dans le CETA, frère jumeau du TAFTA négocié avec le Canada, déjà validé et qui entre en phase de ratification. Et considéré par le gouvernement comme un "bon accord" !
    Etant donné l’urgence qu’il y a à stopper le CETA, c’est étonnant que l’article n’y fasse même pas allusion...

    Raphaël Le 7 mai 2016 à 23:50
       
    • Merci pour votre commentaire. J’ai toutefois mentionné le CETA et le TISA, avec des liens vers des sources sur ces sujets, en note de bas de page (6). Ces deux traités méritent sans aucun doute des développements, mais j’ai préféré centrer cet article sur le TAFTA.

      Jérôme Latta Le 8 mai 2016 à 00:26
    •  
    • Je me permets néanmoins d’insister : demain nous assisterons peut-être à l’enterrement en grande pompe du TAFTA, en vue de la campagne présidentielle, pendant que tranquillement et discrètement, nos gouvernements ratifieront le CETA, ce qui est en bonne voie ("c’est un bon accord"), prévu pour cette année. Et là les multinationales sabreront quand même le champagne, car toutes celles qui ont une filiale au Canada pourront dès lors attaquer chacune des décisions publiques prises par nos états, collectivités territoriales, communes, ... Avec ou sans TAFTA. Il ne faut pas que l’accord avec les USA soit l’arbre qui cache la forêt.
      Tous ces traités négociés en parallèle (TAFTA, CETA, TISA, mais aussi APE avec l’Afrique, PTP entre USA et pays du Pacifique, ...) ne peuvent être pris séparément, ils constituent ensemble une trame globale, un vaste processus de destitution de notre souveraineté démocratique au profil d’un "Empire" du Capital, "néo-féodalisme" post-moderne...
      Voilà, il me semble primordial de lier TAFTA et CETA, d’autant que le pouvoir utilise leur apparente dualité comme technique de communication. Ne pas tomber dans le piège...

      Raphaël Le 8 mai 2016 à 23:24
  •  
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