La sociologie de Pierre Bourdieu habite encore notre actualité. Une actualité intellectuelle et éditoriale, d’abord. Cet hiver, pas moins de trois essais lui ont été consacrés : dans Le danger sociologique, c’était à son héritage, que s’en prenaient encore (et avec beaucoup de confusion) Gérald Bronner et Etienne Géhin ; Pour Bourdieu, de Marc Joly, se veut, lui, l’équivalent du Pour Marx d’Althusser ; dans Bourdieu, Foucault et la question néolibérale, Christian Laval fait s’affronter les points de vue du sociologue et du philosophe sur le néolibéralisme. Enfin, et c’est évidemment le plus important, les éditions du Seuil ont fait paraître un cours inédit de Pierre Bourdieu, intitulé Anthropologie économique.
Bourdieu reste, également, présent dans notre actualité politique. Comment, en effet, après le démantèlement du code du travail, puis la "réforme" généralisée des retraites qu’annonce celle de la SNCF, ne pas songer, à nouveau, à ces mots vibrants, pleins de « fureur légitime », et adressés par le sociologue aux cheminots grévistes, un soir de décembre 1995, Gare de Lyon ? Ceux d’un soutien et d’une solidarité inconditionnelle à une lutte « contre la destruction d’une civilisation associée aux services publics, celle de l’égalité des droits ».
Une volonté de destruction dont, déclare alors Bourdieu (et on ne peut que rester stupéfait devant la justesse, tenace, du diagnostic), il faut considérer qu’elle est fondée sur l’opposition entre une « une vision éclairée des élites », une rationalité néolibérale d’une part, et les « pulsions du peuple » d’autre part, c’est-à-dire en fait un peuple raisonnablement attaché au maintien de l’État social en dépit de l’injonction, cent fois réitérée, à consentir à sa disparition. C’est même pourquoi, ajoute Bourdieu, il appartient au mouvement social et aux intellectuels de combattre, ensemble, la rationalité néolibérale de ces « technocrates » qui ont « fait main basse sur l’État ».
La rupture avec « cette noblesse d’État qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché » signifie, en effet, « rompre avec la foi en l’inévitabilité historique » du néolibéralisme, en opposant notamment à la science et l’expertise économique, mutilante et mutilée, dont se prévalent ses apôtres, « une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés ».
La société capitaliste à la lumière des sociétés précapitalistes
Lorsque donc, durant le printemps 1993, lors d’un cours au Collège de France intitulé Anthropologie économique, Bourdieu revient sur les fondements sociaux et historiques de l’économie – avec pour ambition de réintégrer « les conduites économiques dans l’univers des conduites humaines » –, il faut garder à l’esprit ce paradigme d’une « connaissance plus respectueuse » des hommes et de leur réalité.
Sans doute Pierre Bourdieu n’est-il pas encore le sociologue militant de l’hiver 1995. Il vient pourtant tout juste de faire publier La Misère du monde, état des lieux des formes de la souffrance sociale contemporaines après deux décennies de ralliement des socialistes à l’ordre néolibéral. Surtout, ce cours mobilise les acquis d’une connaissance des sociétés précapitalistes, que Bourdieu avait élaborée lors de son séjour dans l’Algérie des années 60, celle de la guerre d’indépendance.
On aurait tort, en effet, de s’imaginer que Bourdieu fut, avant la rupture de 1995, un sociologue entièrement voué à la connaissance pour la connaissance. Si Bourdieu a toujours maintenu que, pour être un savant engagé, légitimement engagé, il lui fallait d’abord engager un savoir acquis dans le travail savant, soumis aux règles et à la rigueur du travail scientifique, reste que l’engagement de Bourdieu dans le savoir sociologique s’est lui-même largement opéré à la faveur d’un contact avec une expérience politique, celle d’une Algérie qui se voulait révolutionnaire.
Pierre Bourdieu qui (contrairement à Sartre ou à Fanon) refuse de se payer de la fausse monnaie de rêves révolutionnaires, s’interroge alors. Quelles sont les conditions sociales et économiques d’une véritable révolution dans une société précapitaliste comme l’est encore la société algérienne, c’est-à-dire l’Algérie, encore largement paysanne, des années 60 ?
S’il est vrai qu’une révolution suppose un projet de transformation rationnel, encore faut-il que les conditions d’accès à une vision rationnelle de l’avenir, et à une prise transformatrice sur l’avenir, soient également distribuées. Or, comme le fait remarquer Bourdieu, l’anticipation de l’avenir, les chances et les espérances de le transformer rationnellement l’avenir suppose des conditions sociales et économiques, tout un style de vie aussi.
Le paysan ou le sous-prolétaire algérien des années 60, parce qu’ils restent en effet prisonniers de dispositions temporelles, d’un rapport au temps qui est le produit d’une économie agraire soumise au cycle des saisons, d’un futur entièrement inscrit dans le présent des travaux et des jours, ne sauraient tout à fait se donner l’anticipation d’un à-venir, fondé sur des dispositions durables à prévoir et organiser l’avenir (notamment à travers l’obtention durable d’un salaire, sur lequel peut par exemple tabler l’ouvrier citadin dans un projet, un crédit).
Ne pas céder au mythe de « l’impérialisme du marché »
À travers une analyses des conduites, qui mobilisait aussi bien les acquis de la phénoménologie que ceux de la science économique et sociale, Bourdieu découvrait donc que des dispositions économiques, sociales, mais aussi politiques, qui paraissaient, et nous paraissent encore évidentes, sont le produit d’une construction historique, liée à l’émergence d’un monde, d’un cosmos économique – le capitalisme – qui ne nous apparaît comme une nécessité historique que parce qu’il a façonné les catégories de perception et d’action à travers lequel nous l’appréhendons comme allant de soi.
Faut-il en conclure, pour autant, que notre univers économique en soit désormais réduit à n’être plus qu’un vaste marché, une entité autonome et auto-organisatrice fondée sur des dispositions, notamment économiques et sociales, à en reproduire les lois d’airain ; et où les agents n’agiraient plus qu’en fonction du seul calcul rationnel, d’« anticipations rationnelles » comme le prétendent les théoriciens néolibéraux ?
Non, répond Bourdieu, car l’homo œconomicus que nous sommes nous-mêmes, mais qu’ont façonné les sociétés capitalistes, est une construction historique dont la figure, qui n’est sans doute pas prête de s’effacer comme à la limite de mer un visage de sable, n’est pas le tout de l’humanité et des humanités possibles. Du fait que la logique du marché telle que la décrit l’économisme néolibéral ne s’applique totalement nulle part, et qu’il y a des « univers à l’intérieur du monde économique moderne où elle ne s’applique pratiquement pas » (Bourdieu pense notamment au monde de l’art et de la recherche, mais aussi à l’État social, où les agents ont intérêt au désintéressement et au dévouement, à la générosité), il est possible, et donc souhaitable, de ne pas céder à ce que Bourdieu appelle le mythe de « l’impérialisme du marché ».
S’il est vrai que le marché n’est pas un empire dans un empire, que ce que la société et l’histoire ont fait, l’histoire et la société peuvent le défaire, on peut et il faut inventer les nouvelles formes d’un travail politique et social, capable de prendre acte des nécessités économiques, mais pour les combattre et, le cas échéant, les neutraliser.
C’est si vrai en effet que, comme le remarque Bourdieu, lorsqu’il analyse l’histoire du marché au sens moderne, la concurrence entre les producteurs suppose, en droit, une concurrence pour la construction du marché qui s’exerce, notamment, par l’action de l’État (notamment l’octroi de monopoles, à travers la possession d’un titre garanti par l’État, mais aussi, à travers la politique monétaire, l’accès au crédit, etc.). C’est dire que le marché est en fait « un artefact social construit en grande partie par l’État pour la concurrence entre les producteurs ».
Autoritarisme néolibéral
C’est même pourquoi on pourrait relire, au fond, ce cours d’anthropologie économique comme une interrogation sur la rationalité néolibérale. S’il est vrai que la rationalité néolibérale est une rationalité qui ignore le fondement social de son autorité, à savoir le monopole de la définition des limites légitimes du marché – et, par conséquent, passe sous silence l’action de l’État, sinon même le pouvoir d’État, seul à même pourtant d’en assurer la régulation ou, au contraire, la domination totale et sans partage – la rationalité libérale se présente, en fait, comme une forme d’assujettissement qui, pour se donner comme rationnelle – ou plutôt avec toutes les apparences de la rationalité, notamment économique – n’en suppose pas moins l’imposition d’une forme de gouvernementalité arbitraire.
C’est même pourquoi la gouvernementalité néolibérale appelle, non par accident mais par une nécessité historique, quelque chose comme un autoritarisme ou un césarisme bureaucratique. Au fond, l’on pourrait dire, suivant Bourdieu, que le fondement mystique de l’autorité néolibérale – la croyance dans la main invisible du marché, dans sa vertu auto-organisatrice spontanée – repose sur le pouvoir d’État que, tout ensemble, les dirigeants néolibéraux les plus charismatiques instrumentalisent et refoulent, renient (on ne peut pas ne pas penser au populisme autoritaire d’une Margaret Thatcher ou, plus près de nous, d’un Emmanuel Macron).
Mais ce cours, avant d’être le laboratoire théorique où Bourdieu a sans doute puisé des ressources de connaissance historiques et économiques qu’il a par la suite travaillé à retourner contre les néolibéraux, reste d’abord une formidable travail d’anthropologie moderne (il faut lire les magnifiques analyses du don, détaillées dans une discussion extrêmement serrée avec les analyses de Jacques Derrida). Et en ce sens, il reste un discours sur l’homme et les humanités.
Mieux, sur l’irréductible pluralité des humanités, des sens de ce que veut dire être un homme. Sans doute Pierre Bourdieu, contrairement à Lévi-Strauss, ne fait-il pas profession d’humanisme et de nostalgie pour les sociétés précapitalistes (mais, pas plus, d’antihumanisme). Simplement rappelle-t-il qu’une figure de l’homme (serait-elle parée des vertus de la rationalité, comme l’est celle de l’homo œconomicus) ne saurait en effacer, en épuiser le sens et l’histoire possible. Sauf, bien évidemment, au nom de l’humanisme et de l’efficacité, à ne donner un brevet d’humanité qu’à ceux qui remplissent les conditions sociales et économiques de l’humanité ainsi définie, et à « rejeter les autres dans la barbarie ». Sans doute est-ce ce rejet qui était au principe de la fureur, politique et théorique, de Pierre Bourdieu.
Le hors-série exceptionnel de 84 pages édité par l’Humanité est proposé avec en cadeau la dernière traduction du Manifeste du Parti communiste. Commander en ligne
Dix ans après le « retour de Marx » lors de la crise de 2008, un récent rapport de la banque Natixis explique en quoi son analyse des crises du système capitaliste se trouve avalisée. Quelle actualité ! Déjà, depuis le coup de maître du cinéaste Raoul Peck, c’est un jeune Karl Marx qui s’affiche. Jeune et très actuel, Marx l’est en raison de sa grille de lecture de classes ! Face aux réponses austéritaires et inégalitaires des pouvoirs politiques et aux semeurs de divisions et de guerre, l’économiste des crises, l’historien de la lutte des classes et le philosophe de l’émancipation humaine revient totalement rajeuni dans les débats qui agitent la vie politique, économique et sociale.
Grâce aux travaux universitaires récents, il devient même pertinent pour répondre à des questions dont il semblait éloigné tels les défis environnementaux, les enjeux humains et sociétaux. Pour souffler ses 200 bougies, l’Humanité, journal de Jean Jaurès, a donc décidé d’éditer un hors-série. Notre directeur-fondateur aimait dialoguer avec le penseur, à qui il attribuait l’expression « l’évolution révolutionnaire », qu’il a faite sienne. Démarche moderne s’il en est pour qui veut transformer le monde. Marx, le coup de jeune fait donc la part belle à la jeune génération d’universitaires avec les contributions des doctorants en philosophie Saliha Boussedra, Jean Quétier et Guillaume Fondu, de l’historien Jean-Numa Ducange, du professeur de philosophie Florian Gulli, des philosophes Emmanuel Renault et Franck Fischbach ou encore de l’économiste Frédéric Boccara. Et parce que Marx et le marxisme ne sont pas conçus comme une icône à vénérer ou comme la recette magique qu’il faudrait de façon mécanique appliquer à la lettre, ce numéro donne de la place au débat dans une table ronde avec l’écrivaine Pascale Fautrier, auteure des Rouges, Alain Bergounioux, président de l’Office universitaire de recherche socialiste (Ours), et Guillaume Roubaud-Quashie, le directeur de la revue Cause commune. C’est aussi une formidable invitation à (re)découvrir Marx, à savoir d’où il parle, en suivant le récit des grandes périodes de sa vie d’intellectuel, de mari, de père et d’ami. Son dialogue avec Friedrich Engels est ainsi retracé par Mohamed Moulfi, professeur de philosophie à l’université d’Oran. Plusieurs autres spécialistes de Marx, au travers d’articles de référence, apportent leur pierre à une pensée toujours en construction.
Au-delà des idées reçues, le philosophe Lucien Sève aborde la question de l’individu. Le sociologue et philosophe franco-brésilien Michael Löwy relève le gant du débat sur Marx écologiste. Tel un hommage rendu à Gramsci et à André Tosel, la réflexion de la philosophe Isabelle Garo définit les idées comme « langage de la vie réelle ». Débat actuel encore sur la démocratie et le communisme, avec les contributions des philosophes Étienne Balibar et Yvon Quiniou et du secrétaire national du PCF, Pierre Laurent. La vitalité des concepts marxiens sera rappelée dans des domaines inattendus ou plus connus avec onze pages, « Les mots pour dire Marx de A à Z », concoctées par Maurice Ulrich et Pierre Ivorra. Le docteur en philosophie Claude Morilhat revient sur la pertinence de la théorie de la plus-value. Enfin, deux pépites : un extrait du texte fondateur du philosophe Daniel Bensaïd sur le vol de bois et le poème Karl Marx blues de Jean-Pierre Lefebvre. Si l’historien Raymond Huard revient sur le centenaire en 1918, le philosophe Jacques Bidet s’interroge, lui, sur la « trace féconde » de Marx, évoquant Foucault, Althusser et Bourdieu. L’entretien de Raoul Peck place ce hors-série dans le faisceau de lumière du film le Jeune Karl Marx. Un numéro à se procurer absolumen
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