Si l’on peut faire la fine bouche sur un style d’enquête télévisuelle qui ne lésine pas sur les effets et la mise en scène des journalistes par eux-mêmes (non sans quelque dérision, toutefois), l’émission Cash investigation présentée par Élise Lucet et produite par Paul Moreira ne manque jamais d’enfoncer le coin précisément là où il fait mal, notamment en plaçant les dirigeants – politiques ou économiques – devant leurs exorbitantes contradictions et leur incommensurable tartufferie. On ne compte ainsi plus les séquences tragiquement hilarantes qui les montrent dans l’incapacité de répondre à des questions aussi cruelles que justes sur leurs responsabilités.
Course-poursuite chez les élites
Cette fois, l’émission intitulée "Quand les actionnaires s’en prennent à vos emplois" s’est attaquée à la manière dont le capitalisme financier reste aveugle aux dommages humains qu’il provoque à chaque fois qu’il agit pour les (délirants) profits d’une minorité, au détriment manifeste de l’intérêt général. Licenciements boursiers de Sanofi pour verser plus de dividendes aux actionnaires, fermetures d’usine (Samsonite à Hénin-Beaumont) pour qu’un fonds de pension fasse la culbute : les dossiers abordés sont édifiants, et ils établissent aussi bien le désastre social que l’aberration économique auxquels conduit cette idéologie.
De Pierre Gattaz à Mitt Romney, les "victimes" du micro d’Élise Lucet ont encore été efficacement poursuivis, et acculés. On peut retenir les propos du président du Medef tant ils illustrent la somme de dénis nécessaire au maintien de la façade. « L’économie n’est pas politique », ose-t-il par exemple (et l’on ne saurait dire à quel point cette escroquerie-là est aussi centrale que peu contestée). « C’est un faux débat », martèle-t-il quand les questionnements sur la rémunération du capital le mettent en fâcheuse posture, de même qu’il affirme avoir d’autres graphiques que celui de l’INSEE, embarrassant, qui lui est mis sous le nez.
Accordons aussi un crédit à Emmanuel Macron qui a, quant à lui, souhaité « remettre le contexte dans sa situation ». L’intervieweuse tentait de pointer la gabegie fiscale du Crédit impôt recherche (CIR) tel qu’accordé à Sanofi… qui supprime des emplois dans la recherche (voir la séquence). Cette fois, les incantations du ministre de l’Économie pour en appeler à la "réalité" et à "l’action" sont apparues dans toute leur vacuité (lire "Portrait du liquidateur").
Fuir pour échapper aux aveux
Dans la droitosphère, de telles enquêtes sont accueillies par de hauts cris et des accusations de gauchisme ou de marxisme. On comprend le choc : des journalistes ne se résignent pas à laisser des questions essentielles sans réponse, portent le fer dans la plaie – ou remontent le fer jusqu’au manche, pour interroger ceux qui le tiennent.
En faisant littéralement irruption – dans les assemblées d’actionnaires, dans les cénacles et les réunions privées –, Cash Investigation souligne aussi en creux l’impunité médiatique dans laquelle ils sont confortablement laissés par la complaisance journalistique ordinaire. Les raisons de leur fuite devant des micros autrement plus incisifs sont somme toute fort logiques : à ces questions-là, il ne peuvent apporter de réponses, seulement produire des aveux.
"CI", comme quelques autres enquêtes et documentaires, dont la visibilité marginale ne peut hélas contrecarrer le raz-de-marée de la doxa contemporaine, montre au terme d’un véritable travail d’information comment fonctionne le capitalisme contemporain – en particulier au travers de la nécessité d’imposer continument des faux-semblants. On comprend donc, aussi, la frayeur des dominants et de leurs vigiles quand ils prennent conscience de la minceur du mur idéologique derrière lequel ils se tiennent. Pas étonnant, alors, comme l’a résumé Paul Moreira sur Twitter, que « les adorateurs du business répondent par étiquettes idéologiques ou injures. Comme une secte énervée. »
L’émission intégrale est sur le replay de France Télévision.
A voir l’impact de l’émission d’Elise Lucet, on se prend à regretter que les parlementaires apparaissent si timorés face aux 1%.
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