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Accueil > économie | Entretien par Gildas Le Dem | 21 janvier 2015

Cédric Durand : « L’essor frénétique de la finance procède d’une logique de dépossession »

Dans un essai brillant qui constitue une alternative au livre de Thomas Piketty, l’économiste Cédric Durand démonte la logique de la "stabilité financière" et du "capital fictif", plaide pour la désaccumulation et désigne les luttes à mener contre la finance.

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Cédric Durand est maître de conférences à l’université Paris 13, chercheur au Centre d’Économie Paris Nord et enseigne à l’EHESS. Selon lui, c’est la montée en puissance d’une forme de « capital fictif » qui fait prévaloir les intérêts financiers sur les intérêts de l’économie réelle, et nous dépossèderait de notre avenir politique.

Regards. En quel sens la financiarisation repose-t-elle sur un récit de légitimation ?

Cédric Durand. Il faut insister sur le rôle de légitimation joué par les théoriciens de la finance qui souvent, d’ailleurs, étaient simultanément liés à des fonds d’investissements... Pour entrer dans le détail, il faut d’abord évoquer l’hypothèse d’ « efficience des marchés », qui suppose que les marchés allouent le capital, et l’allouent toujours de manière optimale : là où il sera le mieux investi et utilisé. Il faudrait donc les laisser opérer librement, c’est-à-dire non seulement ne pas entraver les connexions entre les différents marchés, de manière à créer un marché global, mais aussi les laisser innover.

Comment cette vision anti-régulatrice s’est-elle imposée ?

La grande bataille des années des années 90 et 2000, du point de vue des marchés financiers, a consisté, une fois gagnée la bataille de la libéralisation financière, à barrer la route à toute tentative de réglementer les nouveaux champs d’innovation, en particulier celui des produits dérivés. Via, notamment, le Groupe des Trente, un groupe d’experts réunissant des banquiers centraux, d’anciens ministres de l’Économie, etc. Celui-ci a remis un rapport sur les produits dérivés d’une complexité telle qu’il a fait autorité auprès des gouvernements. Autant dire que les développements théoriques de ces discours, et leur sophistication technique, ont eu plus qu’un effet d’intimidation : un effet d’autorité sur le politique, de manière à imposer le principe d’auto-règlementation de la finance.

« C’est un livre pour comprendre de quelle façon la finance est devenue un agent politique à part entière »

Ces théories reposent-elles sur une fiction systémique, comme aurait pu dire Marx ?

Ces théories qui ont servi à légitimer le fonctionnement des marchés financiers expliquent mal, en effet, le phénomène de la spéculation. La base de ces théories est la nécessité d’une absence d’arbitrage, qui suppose qu’il ne soit pas possible de faire des profits à coup sûr. Sauf que la réalité, dans la finance, c’est qu’il y a des agents qui font des profits à coup sûr, c’est-à-dire, de fait, ceux qui ont accès à des informations exclusives. Il suffit, pour ne prendre que cet exemple, de penser aux hedge funds ou aux banquiers qui ont spéculé contre les intérêts mêmes de leur clients, et auxquels ont été infligées des amendes se chiffrant en milliards. Et ces milliards d’amendes ne disent rien d’autre, au fond, sinon que ces institutions financières sont des délinquants multi-récidivistes, qui ont systématiquement triché depuis des décennies sur les marchés financiers – qu’il s’agisse de délits d’initiés, de manipulations des marchés des changes, ou d’être au courant des ordres que des agents sont en train de passer, pour jouer contre dans les trente millisecondes qui suivent et empocher une mise.

La finance produit-elle forcément des tricheurs, des délinquants ?

L’histoire de la finance est une histoire de triche structurelle, et la dernière période a été une période riche en triche massive. On a donc raison de s’en scandaliser, de se révolter. Mais, en dépit de cette malhonnêteté, de la cupidité, du caractère parfois abject de ces agents que trahissent tous leurs traits psycho-sociaux (une certaine arrogance, une certaine ostentation de leur mode de vie luxueux), le propos de mon livre est toutefois de comprendre les mécanismes d’un système qui va au-delà de ces comportements et, sans les excuser, de les expliquer et d’en rendre raison. Ce n’est pas un livre de dénonciation, mais un livre pour comprendre la place de la finance dans nos sociétés actuelles, de quelle manière elle s’y est développée et a produit des effets dévastateurs et, surtout, de quelle façon elle est devenue un agent politique à part entière.

« Le cycle de crises et de chocs que nous connaissons depuis les années 80 est paradoxalement lié à l’intervention de l’État »

Vous montrez pourtant que cette spéculation, qui ne se soutient que de son caractère fictif, s’autorise pourtant d’une garantie : celle de l’État qui, en dernier ressort, vient sauver ces instituions financières lorsque qu’elles sont en faillite…

C’est ce que montre très bien Hyman Minsky. Les marchés financiers sont structurellement instables, pour la raison simple que plus la période de stabilité est longue, plus les prises de risques sont importantes. Seconde idée de Minsky : le régulateur contribue à nourrir cet aveuglement au désastre. Dès lors qu’il a été capable d’intervenir pour gérer la crise précédente, il participe de la confiance qu’ont les spéculateurs dans la solidité du système, ce qui les incite à prendre encore plus de risques. D’autant que le régulateur, pour peu qu’il ait réussi à contenir les chocs précédents, relâche ses contraintes. L’augmentation des risques, le cycle de crises et de chocs que nous connaissons depuis les années 80 est, en ce sens, paradoxalement lié au fait de l’intervention de l’État. À chaque choc financier, de manière spectaculaire en 2008-2009, on a affaire à des interventions des banques centrales et des États qui viennent garantir, au total, que les anticipations spéculatives qui se cristallisent dans les spéculations sont, en définitive, justes et légitimes.

Qu’est-ce que le capital fictif, concept au centre de votre travail ?

C’est un vieux concept qu’on retrouve chez Hayek, et auparavant chez Marx. Comme on peut l’imaginer, il ne veut évidemment pas dire la même chose chez l’un et l’autre ! Hayek y voit le risque d’un gaspillage, puisqu’il y a davantage de crédits accordés que de ressources réelles, le tout conduisant à des crises. Marx, plus subtil, pose que le crédit, au-delà de l’épargne, au delà des ressources disponibles, aide le capital à changer d’échelle, à s’accaparer de nouvelles ressources, à repousser ses limites. Mais ce que Marx a très bien saisi, c’est que, dans le même temps, cette libéralisation de crédit et de la finance autorise toutes les fantasmagories. Le « capital fictif » chez lui signifie au fond quelque chose d’assez simple : donner une valeur aujourd’hui à des flux de revenus espérés à l’avenir. C’est l’opération qui permet de donner une valeur aux créances, aux actions, à la dette publique.

« Se battre pour la stabilité financière, c’est se battre en réalité pour le droit aux profits financiers »

Comment a évolué ce « capital fictif » dans la période récente ?

Ces formes élémentaires de capital fictif ont explosé : de 1980 à 2012, leurs poids s’est accru de 150 à 350% du PIB dans les principales économies riches. Pour que le capital fictif conserve sa valeur – ce que les officiels appelant la stabilité financière ! –, il faut que les titres trouvent un acheteur à tout moment. C’est ce qu’on appelle la "liquidité". Et cette liquidité dépend à son tour du fait que les flux des profits financiers espérés soient réalisés. Lorsque les gouvernements, au lendemain de crises, déclarent qu’il faut se battre pour la stabilité financière, ils déclarent, en réalité, qu’il faut se battre pour le droit aux profits financiers…

Quelles en sont les conséquences pour l’avenir ?

Cette montée en puissance du stock de capital fictif est une appropriation de notre avenir. C’est un stock de promesses de profits financiers auquel devra se conformer l’avenir. Si, à la marge, la finance libéralisée à pu contribuer à accélérer les innovations, son essor frénétique procède principalement d’une logique de « dépossession ». Ce concept que j’emprunte au géographe marxiste David Harvey désigne des mécanismes extra-économiques qui permettent de générer du profit. Les politiques d’austérité et les politiques structurelles de dérèglementation du travail et la marchandisation de nouvelles sphères ne sont rien d’autres que des politiques mises en œuvres pour honorer les promesses de profits, qui se sont accumulées sous la forme de stock de capital fictif.

« La grande bataille à venir est celle que mène Syriza en Grèce sur la dette »

C’est aussi vrai pour les entreprises. C’est ce qui vous amène à vous séparer de Thomas Piketty sur la question des inégalités salariales, ainsi qu’à critiquer sa théorie du capital…

En effet, la prise de contrôle des actionnaires dans les entreprises est inséparable de l’apparition de nouveaux managers, moins soucieux de l’entreprise et de ses salariés que de faire valoir les intérêts spéculatifs. Et l’apparition de ces nouveaux managers se traduit par un alignement de leurs revenus (au moyen de stock options, etc.) sur ceux des actionnaires. Si bien qu’on ne peut pas séparer la montée en puissance de la financiarisation et les dynamiques d’inégalité salariales, avec la restructuration des entreprises les plus syndiquées, la montée d’emplois de services peu rémunérés. Le livre de Piketty est une fresque historique et statistique absolument remarquable. Mais, à prendre le capital dans toutes ses dimensions, il efface la singularité du capital financier et les dispositifs de domination spécifiques qui lui correspondent. En ce sens, mon livre est un petit addendum, critique, au grand livre de Piketty.

Une taxe sur la rente serait-elle, dès lors, une mesure suffisante pour limiter l’emprise du capital ? Faut-il envisager d’autres perspectives ?

La première idée est de renoncer à la stabilité financière. Si on est de gauche aujourd’hui, on ne peut pas être pour la stabilité financière, mais pour la désaccumulation financière, c’est-à-dire réduire les prétentions du capital fictif sur l’avenir de la production de richesses. Il faut donc annuler ou du moins restructurer une partie des dettes nationales, et la grande bataille immédiate à venir est donc celle que mène Syriza en Grèce ; annuler la dette des ménages les plus endettés ; et surtout, pour que ce processus ne soit pas qu’un processus technocratique, procéder à un audit public de la dette, créer une intelligence publique de la dette en diffusant des travaux comme ceux du Collectif pour un audit citoyen de la dette. Restructurer, socialiser ensuite le système financier plutôt que socialiser ses pertes. Enfin, rétablir le contrôle des capitaux. Mais ne soyons pas naïfs : le capital et le monde de la finance mèneront une véritable guerre contre de telles mesures. Il faut intellectuellement nous y préparer.

Le capital fictif, de Cédric Durand, Les prairies ordinaires, 17 euros.

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