Dimanche, la France insoumise a présenté le chiffrage du programme L’Avenir en commun de son candidat Jean-Luc Mélenchon lors d’une présentation vidéo de cinq heures, en présence d’économistes, de hauts fonctionnaires et de contradicteurs. Un exercice qui visait à convaincre à la fois de la nécessité et de la faisabilité des mesures défendues. Avec l’économiste Jacques Généreux, Charlotte Girard a assuré la direction d’un "travail programmatique" très collectif : elle répond à nos questions sur la forme et sur le fond.
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Regards. Au-delà de sa forme originale, quel l’était l’objectif du chiffrage du programme de la France insoumise ?
Charlotte Girard. D’abord une mise à plat et une mise au jour de l’ensemble des mesures qui forment un programme présentant une vraie alternative – des mesures qui coûtent, mais aussi qui rapportent. Il s’agissait également de répondre aux critiques, assez systématiques à notre encontre, de ceux qui disqualifient d’avance ce programme comme étant irréalisable, irréaliste. Nous avons voulu parler de sujets complexes de manière accessible, échapper au jargon très techno des libéraux, à cette forme de communication qui vise à renvoyer les gens dans le flou et à leur incompétence supposée.
D’où aussi la présence d’économistes, de hauts fonctionnaires pour cautionner le sérieux de la présentation ?
Pas pour cautionner : ce sont vraiment eux qui ont travaillé sur le programme ! Au lieu d’en attribuer exclusivement la paternité et la présentation à son candidat, il fallait montrer qu’une équipe de spécialistes reconnus travaille à son élaboration depuis longtemps. On renvoie de Jean-Luc Mélenchon l’image d’un homme seul, or il n’est ni seul ni omniscient, et il s’entoure de beaucoup d’experts – jeunes pour la plupart mais qui ont déjà fait la démonstration de leurs compétences.
« Il faut de la justice fiscale pour soutenir un système réellement redistributif, ce qui exclut de matraquer les TPE et PME : elles doivent continuer à produire et employer à de bons niveaux de salaires. »
De quels dogmes ce programme s’affranchit-il principalement ? S’agit-il en particulier de prendre le contrepied de la politique de l’offre qui a caractérisé le quinquennat Hollande ?
Ce n’est pas un contrepied, mais une nécessité suivie au nom d’un raisonnement logique : en période de crise économique, une politique de l’offre favorise exclusivement des entreprises qui restent dans leur logique de profit et de rémunération des actionnaires, sans relancer la machine productive. Cette politique, notamment au travers du traitement des conséquences de la crise de 2008 par des réponses austéritaires, ne permet pas non plus aux consommateurs, complètement étranglés, de participer à l’activité économique. En France, au moins l’impact de l’austérité a-t-il été amorti par un modèle de protection sociale et des services publics forts qui ont malgré tout continué à fonctionner.
Le "choc d’investissements" s’inscrit dans cette volonté de relance de l’économie pour enclencher un cercle vertueux ?
Oui, et il n’a rien à voir avec les "chocs" annoncés par François Hollande avec le CICE ou le "pacte de responsabilité", qui étaient censés avoir la création d’emplois pour contrepartie aux aides publiques massives. Ces dispositions se sont avérées à sens unique, sans restitution à la hauteur – notamment en termes de services, de revenus ou de pouvoir d’achat – de ces investissements. Il faut au contraire relancer sans lâcher les rênes, c’est-à-dire sans se contenter de recommandations, en orientant l’investissement public vers les entreprises qui produisent ce dont nous avons besoin. C’est ce en quoi consiste ce que nous appelons la bifurcation de la matrice productive : au travers de la planification écologique en finançant le savoir-faire des entreprises françaises, et au travers de la question sociale avec la production de services utiles à l’intérêt général.
Cette action privilégie-t-elle les TPE et les PME plutôt que les grandes entreprises ?
C’est le cas, d’abord avec le levier fiscal, selon l’idée que l’impôt sur les sociétés doit, à l’image de l’impôt sur le revenu, être progressif, c’est-à-dire abaissé pour les entreprises de petite taille. Il faut de la justice fiscale pour soutenir un système réellement redistributif, ce qui exclut de matraquer les TPE et PME : elles doivent continuer à produire et employer à de bons niveaux de salaires. Ensuite, il faut les aider à emprunter avec un pôle public bancaire en mesure de prêter à taux zéro.
« Si l’on n’obtient pas une réécriture des traités européens pour les rendre compatibles avec un programme approuvé par une majorité de Français, il faudra aller plus loin et opter pour le "plan B". »
Il s’agit notamment de répondre aux urgences écologiques en mobilisant les entreprises françaises du secteur ?
Le programme prévoit en effet une double orientation, écologique et sociale, pour ces investissements. Le plan de 100 milliards en faveur de l’écologie s’adresse à des secteurs particuliers, comme le logement dont il faut assurer la rénovation énergétique, dans lesquels les savoir-faire ne sont pas délocalisables. La forme de commande publique que nous préconisons vise à faire en sorte que nos entreprises puissent répondre à cette urgence écologique.
Comment imposer un tel programme économique dans l’environnement hostile de l’Union européenne, dont les exigences restent fondées sur la réduction des dépenses publiques et les équilibres budgétaires ?
C’est un vrai problème, dont un autre volet du programme cherche à se débarrasser (rires). L’année prochaine, les traités constitutifs de l’UE doivent être remis sur la table : c’est l’occasion ou jamais de poser nos conditions. Mais, si nous arrivons au pouvoir en 2017, nous n’aurons d’autre choix que de désobéir. Le principe de la planification écologique implique l’intervention de l’État, un modèle administratif particulier qui nous semble incontournable pour atteindre les objectifs. On n’y parviendra pas si, comme l’imposent les traités européens actuels, on laisse faire le marché. Nous prendrons nos responsabilités, ce qui implique, potentiellement, d’avoir à désobéir aux traités dans un premier temps et de s’inscrire dans un rapport de forces pour faire entendre notre détermination. Si l’on n’obtient pas une réécriture des traités pour les rendre compatibles avec la mise en œuvre d’un programme qui aura été approuvé par une majorité de Français, il faudra aller plus loin et opter pour le "plan B" – non pas un retrait sec, mais la reconstitution d’une organisation européenne en mesure de permettre des conditions viables pour les sociétés humaines.
Le chiffrage programme un retour à 2,5% du PIB pour les déficits publics en 2022. Est-ce une manière de démontrer que le projet est "raisonnable" ?
Si la redéfinition du rôle de l’État nous mettrait en délicatesse avec les traités, en revanche, sur le plan comptable, nous nous sommes aperçus en faisant "tourner les modèles", comme disent les économistes, qu’on ne sortait pas vraiment des critères fixés par l’Europe de Maastricht – hormis sur le plan de l’inflation que nous serons obligés de produire, même si la BCE est revenue récemment sur ses préconisations.
« Le revenu universel ne nous semble ni réalisable d’un point de vue économique, ni souhaitable sur un plan social. »
Le revenu universel défendu par Benoît Hamon est absent de ce programme, qu’est-ce qui s’y substitue ou qui le rend inutile ?
Il est difficile de savoir quelle définition Benoît Hamon donne au revenu universel parce qu’elle change constamment… Si l’on prend la conception commune d’un revenu fourni à toute personne et censé assurer un socle vital, cette mesure ne nous semble ni réalisable d’un point de vue économique, ni souhaitable sur un plan social. Cette conception du revenu universel est aussi celle de nombreux économistes libéraux et elle s’appuie sur le pronostic d’une disparition du travail : les gens non productifs n’ayant pas de revenu, il faudrait leur en fournir un. Or il est faux de dire qu’il n’y a plus de travail. Le chômage de masse est le résultat d’un système économique que nous rejetons. Si l’on fait bifurquer le système économique, il n’y a plus de raison de plaquer une solution qui deviendra inadaptée. Il faut plutôt des minima sociaux facilement accessibles – en "interdisant" le non-recours aux droits avec une automaticité d’attribution, contrairement au RSA – et d’un niveau plus important que le revenu universel de Benoît Hamon, c’est-à-dire fixé à hauteur du seuil de pauvreté.
Vous imaginez aussi un État employeur pour les chômeurs ne retrouvant pas de travail. Est-ce un retour aux ateliers nationaux de 1848 ?
(rires) Cette tradition-là ne nous est pas étrangère, mais nous nous sommes plutôt inspirés de l’expérience des territoires "zéro chômeur". Ce que nous appelons les contrats coopératifs s’adresseraient aux chômeurs de longue durée qui, depuis plus d’un an, n’arrivent pas à trouver un emploi ni à se former : l’État interviendrait pour leur proposer une formation ou un contrat de travail afin qu’ils soient affectés – s’ils le souhaitent – à des activités qui servent l’intérêt général. Non pas avec des "petits jobs", mais pour remplir des fonctions importantes qui restent non pourvues, dans les secteurs non-marchands.
Ce programme économique de relance par l’intervention publique semble finalement très keynésien. Est-ce qu’il reste un peu de Marx de dedans ?
Oui, il est très keynésien, mais Keynes ne méconnaissait pas Marx ! Si nous sommes en responsabilité, nous aurons celle de répondre à l’intérêt général. Nous n’avons pas seulement la volonté d’activer le marché et de mettre de l’huile pour relancer la machine économique, nous avons celle de redonner à l’État un rôle plus large que dans un modèle purement keynésien. En dehors des mesures strictement économiques ou budgétaires, nous voulons aussi redéfinir la place des salariés dans l’entreprise, cette fois dans une perspective plus marxiste : la revitalisation économique doit profiter à la situation des travailleurs et modifier le rapport de forces actuel. Aujourd’hui, si les gens sont tellement en souffrance au travail, c’est parce que le système économique suscite cette sujétion du salariat. Nous nous réclamons d’une vision jaurésienne de la République qui allie la dimension institutionnelle et la dimension entrepreneuriale, et qui affirme que les travailleurs dans les entreprises doivent être aussi libres et responsables que dans la démocratie. Notre programme n’a pas seulement une cohérence économique, il a aussi une cohérence idéologique.
"Nous nous réclamons d’une vision jaurésienne de la République qui allie la dimension institutionnelle et la dimension entrepreneuriale, et qui affirme que les travailleurs dans les entreprises doivent être aussi libres et responsables que dans la démocratie."
Un tel retour en arrière clairement assumé est-il possible dans le capitalisme-libéralisme mondialisé d’aujourd’hui ? Prenons le comme une étape. La perspective de l’appropriation sociale des entreprises seule à même d’aller vers une véritable émancipation des travailleurs ne semble pas effleurer un instant les économistes de JLM.
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