Le FN, plus personne ne peut le nier, est donc bien devenu le premier parti de France. Et si ce n’est le premier parti, au moins l’un des premiers partis plébiscités par les catégories populaires. Mais plutôt que de persister, à gauche, dans la dénégation, et de s’en tenir aux catégories officielles de la politique, il faut s’interroger sur un fait plus massif. Non seulement l’abstention, quoiqu’en léger retrait, reste forte et durable (50,02% du nombres d’inscrits), mais il faut également compter avec une catégorie plus reléguée encore que celle des abstentionnistes : celle des non-inscrits [1].
On peut alors, comme l’éditorialiste d’Europe 1 Raphaël Enthoven, accabler les abstentionnistes de son mépris de classe et des qualificatifs de « feignants », « ingrats », « gagne-petit », « flemmards », « malhonnêtes », « irresponsables ». Ou prendre conscience que le phénomène dit quelque chose de fondamental sur l’état de délitement de la vie politique en France, et sur l’état d’impuissance de la gauche radicale dans ce pays.
Une abstention jeune et populaire
Selon une enquête d’IPSOS sur les abstentionnistes, si les personnes âgées de 60 ans et plus se sont fortement mobilisées, avec 67% de votants et 33% d’abstentionnistes, une très grande majorité des jeunes électeurs s’est abstenue, dont 65% des 18-24. Dans la tranche d’âge suivante, les 25-34 ans, l’abstention est même un peu plus forte : 66%. Et, ce qui est plus inquiétant encore pour la gauche, qui s’appuyait traditionnellement sur ces catégories, on recense d’autres chiffres perturbants du côté des catégories socio-professionnelles. Le taux d’abstention est le plus fort chez les ouvriers (61%), les employés (58%) et les professions intermédiaires (55%).
Une abstention qui affecte plus particulièrement le Front de gauche
Il faut donc prendre au sérieux ces chiffres. Et c’est plus vrai encore pour la gauche de gauche, et spécialement le Front de gauche. Selon une enquête d’IFOP cette fois, c’est parmi les électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2012 qu’on compte le plus grand nombre d’abstentionnistes (55%, contre 48% aux électeurs de François Hollande, et 36 % aux électeurs d’Eva Joly en 2012). À l’inverse, seuls 23% des électeurs de Marine Le Pen en 2012 ne se sont pas déplacés, dans un scrutin local pourtant réputé défavorable au Front national. Et, sans trop s’avancer, sauf sursaut de l’électorat de gauche là où c’est encore possible, on peut malheureusement penser que, comme le capital va au capital, la mobilisation ira à la mobilisation, et la victoire à la victoire dimanche prochain.
Une abstention de défiance envers la gauche de gauche
Mais l’enseignement le plus grave réside dans ce que l’on sait déjà des déterminants de l’abstention. Toujours selon la même enquête, si 35% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2012 se sont abstenus pour manifester leur mécontentement à l’égard des partis politiques, seuls 27% des électeurs de François Hollande, 12% des électeurs d’Eva Joly et même 16% des électeurs de Marine Le Pen en 2012 vont dans le même sens. Bien plus, 13% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont, par ailleurs, déclaré s’abstenir parce qu’aucune liste ne défendait ou ne représentaient leurs idées (contre 8% aux électeurs de François Hollande et Marine Le Pen). Autant dire que l’on est sans doute passé d’une mobilisation et d’un vote d’adhésion, et d’une abstention de protestation, à une abstention de défiance du côté des électeurs de la gauche de gauche (y compris et d’abord envers le Front de gauche).
Une ligne incohérente et un plan bataille en ordre dispersé
Il est trop tôt pour dire, de manière certaine, fine et différenciée, quelles sont les racines profondes de cette nouvelle forme d’abstention. Et notamment parmi les électeurs de la gauche de gauche. Mais il y a sans doute à cela, à première vue, plusieurs raisons probables. En premier lieu, une ligne politique illisible oscillant, comme l’écrit Philippe Marlière, entre une ligne « centriste », des « alliances opportunistes avec le PS », et une ligne « gauchiste », un « maximalisme verbal assorti d’un sectarisme anti-PS », qui tend à décourager les électeurs du Front de Gauche comme les électeurs de la gauche d’EELV et du PS. Le PS hollandais et le Front National, qu’on la récuse ou non, ont au contraire une ligne cohérente, et en retirent aujourd’hui des bénéfices.
Un second lieu, un plan de bataille en ordre dispersé : on peut ne pas partager son appel à enjamber, en quelque sorte, cette élection avant même le second tour, en s’engageant déjà dans la campagne présidentielle, mais Jean-Luc Mélenchon a en revanche raison de déclarer, au nom du Front du gauche, que « nous étions illisibles et dispersés en quatre combinaisons différentes pour treize régions ! Nous sommes la seule famille politique qui n’a pas fait une campagne nationale ». Et d’anciens électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2012, selon des témoignages que nous avons pu recueillir, parlent tous, en effet, d’un sentiment de « perte des repères », d’« inutilité » ou même d’ « amoralité politique ».
Retrouver le sens de la rupture et le contact avec les classes populaires
Mais surtout, en dernier lieu, il faut bien évoquer la disparition d’un horizon idéologique puissant, apte à rassembler, mobiliser et – pourquoi non ? – capable même d’enthousiasmer les classes populaires. Chacun aura pu le constater cet été au sujet du référendum grec, on a vu s’enflammer les réseaux sociaux, ressurgir des mobilisations et des débats populaires d’une intensité sans équivalent depuis 2005 (même si, malheureusement, Tsipras et son gouvernement ont fini par choisir la voie de la résignation, et désespérer encore un peu plus les catégories populaires).
Comme le fait fort justement remarquer Stathis Kouvelakis, ce dont nous avons besoin à gauche, en France et ailleurs, c’est donc de propositions de rupture offensives, affirmatives et conquérantes. Nul ne peut évidemment prétendre en détenir aujourd’hui le monopole et la clé, mais il est grand temps de soulever des questions comme celle de l’Europe (il faut bien l’avouer : la gauche de gauche est encore incapable de produire un discours cohérent sur l’Europe, de penser un dispositif capable de s’affranchir des contraintes internationales de la financiarisation comme des cadres nationaux). Ou de soulever la question d’une vision de la France et de la politique qui, quand elle n’est pas surannée, a perdu tout ancrage social et sociologique, et où l’on passe son temps à donner des leçons en "patriotisme", en "républicanisme", en "responsabilité".
Autant de leçons, de discours normatifs qui ne contribuent pas peu à détourner une grande frange de l’électorat populaire (dans toute sa « diversité » comme le remarque Philippe Marlière, et l’on pense évidemment à la jeunesse des banlieues) du vote et notamment du vote à gauche. Et en ce sens, « qui est véritablement irresponsable ? », comme le demande et s’insurge une ancienne dirigeante d’une des composantes du FDG, pourtant venue du PS, et qui s’est également abstenue pour la première fois ce dimanche.
Retrouver le sens de la lutte
Retrouver le sens d’un horizon de conquête, c’est aussi la condition d’une remobilisation possible des classes populaires qui, comme l’écrit toujours Stathis Kouvelakis, sont sans doute désespérées de n’avoir plus pour seul projet que de "résister" au néo-libéralisme. Ou même qui se moquent de cette rhétorique intellectuelle inoffensive, qui installe et conforte la gauche de gauche dans une position d’impuissance, une position réactive.
Pierre Bourdieu disait que nous ne devions toujours nous rappeler que la « main gauche » de l’État, les acquis sociaux, portaient la trace de conquêtes historiques. Et donc évidemment travailler à les préserver. Mais que nous devions également nous souvenir que ces acquis étaient précisément le produit d’une lutte, de ruptures politiques, sans lesquelles nous nous condamnons à laisser la main libre à la seule « main droite » de l’État (et à ses dérives autoritaristes).
Or la gauche de gauche l’a, en effet, toujours emporté lorsque, et lorsque seulement, elle a proposé aux classes populaires des avancées sociales substantielles et novatrices, ou les a prolongées avec détermination et inventivité (il suffit de penser à la longue et durable histoire de la lutte pour la réduction du temps de travail). Bref, lorsqu’elle a su « renverser la table », pour reprendre les mots d’une ancien dirigeante que nous avons pu interroger.
La disparition du FDG, peut-être, mais pour quoi faire ?
Le Front de Gauche va-t-il donc éclater, comme semblent le penser, et parfois même le souhaiter certains de ses militants, sympathisants, voire certains de ses dirigeants ? Nul ne peut le prédire et en décider. Mais il est certain qu’il est devenu urgent et nécessaire – si l’on veut véritablement reconquérir des classes populaires réduites, par désespoir, à s’abstenir ou voter Front national – de dépasser les ambitions d’appareil et de personnes (et donc également les egos plus ou moins présidentiels et les structures bureaucratiques en place).
Qu’il est urgent et nécessaire, aussi, de sortir de l’entre-soi militant (pour se remettre au contact des populations concernées, de la pluralité des demandes démocratiques). Urgent et nécessaire encore, de renouer des alliances qui n’excluent pas des conflits, et ne signifient certainement pas faire des compromis sur des points essentiels (comme la lutte contre l’austérité budgétaire, et la défense inconditionnelle des libertés publiques).
Urgent et nécessaire, enfin, de renouer avec le monde des intellectuels, de l’art, de la culture, non pas seulement pour se donner bonne conscience, et associer des noms en bas de page d’une pétition, mais pour renouveler les formes de mobilisation, d’intervention, de protestation (« la lutte oui mais la fête aussi », c’était aussi la leçon de gaité, et la raison du succès des mouvements sociaux radicaux des années 90, d’Act-Up, du SCALP, d’AC ou du DAL aux grandes grèves, il y a vingt ans, de l’hiver 1995).
Comme l’écrivait l’un de ces mouvements radicaux, « un groupe politique est avant tout un outil qui doit nous permettre d’évoluer et d’agir, de changer la société et de nous changer nous-mêmes ». Et dont la raison d’être est de « libérer un espace dans l’échiquier politique permettant l’émergence d’autres initiatives ». Sans cela, il est le premier obstacle à la politisation et la mobilisation des classes populaires, et laisse la place, en vérité, à la poussée des forces d’extrême droite et ou à l’abstention. Or nous en sommes là. Alors qu’une course de vitesse avec l’extrême droite est engagée. Et mal engagée.
A propos de votre note sur la population des non-inscrits.
Les résultats exacts du 1er tour des régionales 2015 sont sur le site du ministère de l’intérieur.
http://www.interieur.gouv.fr/Electi....
Des informations sur la population française sont sur le site de l’INSEE, en particulier la pyramide des âges : http://www.insee.fr/fr/themes/table.... Elle nous donne ceci, au 1er janvier 2015 :
moins de 18 ans__ : 14 782 241
18 ans ou plus____ : 51 535 753 (45 299 336 inscrits)
Total____________ : 66 317 994
Je ne sais pas dans quelle mesure ces données sont utilisables
Ainsi on peut calculer que le nombre de bulletins "exprimés" représente 48 % des inscrits et 42 % des gens de plus de 18 ans.
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