Analyser sérieusement les causes de l’accession à la présidence de Donald Trump oblige à se plonger dans la sociologie politique complexe (bien plus qu’on ne le croit ici) des États-Unis en même temps que dans un système électoral très particulier. Ces dernières heures, la tentation a été grande de céder à telle ou telle explication globalisante, susceptible de conforter tel ou tel point de vue.
De quoi la victoire de Trump est-elle la défaite ?
Mais c’est précisément de ces manières de voir midi à sa porte que l’on peut déduire quelques enseignements significatifs, d’autant plus que ces réactions semblent, dans les médias dominants, renvoyer le même écho à chaque gifle électorale, à chaque sursaut populaire (aussi opposées soient les propositions politiques auxquelles il est recouru) : refus des traités européens ou des accords de libre-échange, victoire de Syriza, émergence de Podemos, Brexit, accession de Corbyn à la tête des Travaillistes britanniques et, donc, élection d’un dangereux démagogue à la Maison-Blanche.
Ce n’est pas parce que les propositions de Donald Trump, Boris Johnson ou Marine Le Pen sont en grande partie insensées que l’adhésion de leurs électeurs l’est aussi. Aussi, qualifier d’irrationnelles ces réactions, en trahissant au passage un mépris de classe quand il s’agit de fustiger des citoyens peu éduqués, la réduire à une "colère" [1], c’est refuser d’en voir la rationalité et le sens politique, mais aussi les causes. Car là aussi, si comprendre n’est pas justifier, c’est un préalable indispensable.
La notion de rejet des élites commence toutefois à être un peu mieux appréhendée par l’éditocratie, même si celle-ci trouve encore ce rejet injuste : dénoncer l’élite, la caste, le système, c’est être "populiste", donc déraisonnable, éloigné de cette réalité réelle et réaliste dont les gardiens du libéralisme sont les garants en même temps que ceux de la seule politique possible. Prochaine étape : comprendre, même confusément, qu’ils font partie de cette élite, ou bien qu’ils la servent avec un zèle de domestiques soucieux de conserver leurs positions.
Dans le sac du "populisme"
Les pédagogues de la soumission qui serinent depuis trois ou quatre décennies qu’il n’y a pas d’alternative sont bien obligés de constater qu’il y en a une et qu’elle s’impose assez irrésistiblement. Ouvriraient-ils un peu plus les yeux qu’ils en verraient d’autres, infiniment moins mortifères, mais qu’ils se sont attachés à disqualifier avec un zèle inversement proportionnel à celui qu’ils ont mis pour ouvrir des boulevards à la pensée d’extrême droite – banalisée, puis légitimée, puis installée partout… Avant de constater qu’ils étaient totalement désarmés face à elle.
Mais voilà : en recourant notamment à une dénonciation du "populisme" consistant à jeter dans le même mot des expressions politiques complètement opposées (selon l’antienne imbécile des "extrêmes qui se rejoignent"), en déduisant de quelques ressemblances de pure forme une identité de pensée, ce discours alimente la confusion, maintient le statu quo, entretient l’idée qu’il ne peut y avoir que de mauvaises solutions à un problème dont la réalité est elle-même niée.
Il faudra produire un gros effort de discernement, pour comprendre par exemple que dénoncer les mêmes maux ne signifie pas en avoir la même appréhension ni proposer les mêmes solutions, que des préconisations apparemment semblables ("protectionnisme", "souveraineté") peuvent procéder de visions du monde totalement antagonistes, et diversement sincères.
Pas d’alternative, vraiment ?
Le verrouillage du débat politique sur la position du "TINA" [2] a maintenu dans l’invisibilité la critique de la mondialisation financière et des dogmes économiques qu’elle charrie malgré l’évidence de leur échec, tout en contribuant efficacement au repli des citoyens au fond des impasses identitaires, xénophobes, réactionnaires. La "neutralité" journalistique n’a été en l’espèce qu’une complaisante passivité face aux dérives, dont il ne s’est plus agi que de commenter le spectacle ; être neutre aujourd’hui, c’est plus que jamais être du côté de l’idéologie dominante – que les Trump et autre Le Pen ont ensuite beau jeu de dénoncer à leur profit.
Ceux qui occupent une position de pouvoir dans l’espace médiatique sont responsables de ne pas avoir invité à la table cette alternative-là, ou de lui avoir réservé sa morgue pour rester confinés ou confits dans la doxa de ceux qui savent et ont tranché a priori tous les débats. Peut-être ont-ils compris ou pressenti que la pensée critique de gauche est plus dangereuse pour leur confort intellectuel que la droitisation continue du champ politique, dont ils s’accommodent plutôt bien (du moins jusqu’au moment de prendre des poses de vertueuse incompréhension face au désastre).
Des institutions médiatiques comme le New York Times ou le Washington Post ont instantanément produit des mea culpa et admis que, à force d’entre-soi social et intellectuel, elles étaient passés complètement à côté du puissant mouvement qui a fait de Donald Trump le successeur de Barack Obama. En attendant que notre propre mandarinat mène une telle introspection, des deux côtés de l’Atlantique, on découvre subitement que ce résultat n’a en réalité rien d’une surprise, qu’il s’explique par une quantité de facteurs dont le point commun est d’avoir été remarquablement ignorés jusqu’alors.
Égalité des chances pour les idées
Il est temps de reconnaître les vertus des Sanders, Corbyn et autre Iglesias, ne serait-ce que leur capacité à offrir une réelle opposition à la montée de l’extrême droite, la possibilité qu’ils offrent de rouvrir les débats et le champ des possibles afin d’envisager un autre avenir que celui – désespérant – dont accouchera le combat entre néolibéralisme et néofascisme. Il est temps de faire place à autre chose que l’opposition entre le pire de la politique et la politique du moins pire, ultime recours de partis de gouvernement discrédités et incapables de refaire de la politique. L’exemple d’Hillary Clinton, candidate du gotha politico-financier qui n’aurait gagné que par défaut et n’aurait offert qu’un très relatif soulagement, est suffisamment parlant.
Il est temps d’œuvrer à une égalité des chances pour les idées, d’appeler à la révolte des rédactions contre leur chefferie afin de recréer les conditions d’un débat politique qui ne soit plus crétinisé, confisqué ou livré aux partisans du pire – comme lorsque le service public de télévision ne trouve rien de mieux que d’inviter Marine Le Pen au 20 heures de France 2, le lendemain de la victoire de Donald Trump. Il est temps de mettre un terme aux impostures de langage qui contribuent à la confusion générale, d’évincer les intellectuels médiatiques, les experts discrédités, les penseurs faisandés. Temps de prendre la mesure de la faillite démocratique qui – au sein de l’Union européenne, de la Ve République ou de la "plus vieille démocratie du monde" – conduit à ce qu’on déplore ensuite, en inversant la causalité, comme "une menace pour la démocratie" [3].
Il est temps de réarmer le journalisme contre l’extrême droite, temps qu’il mène vraiment le combat qu’il prétend mener pour la démocratie, qu’il mette un terme à l’indéfendable hégémonie de l’orthodoxie économique, qu’il réhabilite la pluralité des opinions et leur réelle confrontation, qu’il assume ses opinions et celle des autres. En espérant qu’il soit encore temps.
Entièrement d’accord avec vos arguments, en espérant comme vous le faites que les rédactions journalistiques,intègrerons une nouvelle approche des alternatives politiques dans le traitement de la campagne électorale qui débute.
Une remarque cependant, quand vous énumérez, les représentants des idées alternatives, pourquoi ne citer que des personnalités étrangères, Corbyn, Sanders,Iglésias et non une personnalité française ?
Vous voyez ce que je veux dire, cela participerait à ne pas alimenter la politique du pire ici aussi, n’est ce pas ?
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