Au sein de l’entreprise pour laquelle elle travaille, Émilie Tesson-Hansen (géniale Céline Sallette) est une "killeuse", une responsable RH chargée d’encourager au départ volontaire des salariés préalablement ciblés. Lorsque l’un des employés fragilisés se suicide au sein de l’entreprise, la jeune femme se retrouve confrontée à une enquête de l’inspection du travail.
Déchirée entre sa carrière, la pression de son supérieur (incarné par Lambert Wilson), l’efficacité patiente de l’inspectrice (Violaine Fumeau) et les tensions au sein de son service, Emilie Tesson-Hansen va progressivement prendre conscience de la violence des mécanismes de management. Et rompre la loi du silence. Autour de ce film abordant des problématiques essentielles, rencontre avec le réalisateur Nicolas Silhol et le scénariste Nicolas Fleureau.
* * *
À l’occasion de la sortie au cinéma de Corporate – dont Regards est partenaire officiel –, posez-nous toutes vos questions sur la santé et la souffrance au travail et gagnez des places pour découvrir le film [1]. Le 5 avril prochain, toute la journée, Regards interrogera des intellectuels, des syndicalistes, des chefs d’entreprises, des travailleurs victimes de burn-out et épluchera les programmes des candidats sur le thème de la santé au travail. Envoyez-nous vos questions à rédaction [-] regards.fr ou laissez un commentaire ci-dessous.
* * *
Regards. Qu’est-ce qui vous a amené à aborder la souffrance au travail ?
Nicolas Silhol. Ce film est né de la rencontre de plusieurs paramètres, pour certains intimes. La question des rapports humains au sein de l’entreprise m’intéresse depuis longtemps. Mon père étant consultant en ressources humaines et également intervenant en école de commerce, je nourris une réflexion au long cours sur ces problématiques.
Nicolas Fleureau. Nous avons commencé à travailler sur ce projet en 2010, alors que nous étions en pleine actualité des suicides au sein de France Télécom. Mes parents sont d’anciens salariés de l’entreprise et mon père était au cœur de la tourmente, deux suicides ayant concerné des personnes de son service. Étant délégué syndical, il était par ailleurs impliqué dans le combat sur les risques psychosociaux liés au travail.
N. S. Le rapport de l’inspection du travail rendu en 2010 par Sylvie Catala [enquête ayant déclenché l’ouverture d’une information judiciaire sur les suicides de salariés de France Télécom, ndlr] a été une mine d’informations. Son travail a permis de regrouper les cas de souffrance isolés et de mettre à jour les mécanismes de ce système de management. Il faut savoir qu’il y a encore six ou sept ans, un certain nombre d’inspecteurs du travail avaient du mal à concevoir un lien de causalité entre la mort d’un salarié et ses conditions de travail. Sensibilisée plutôt aux questions de sécurité physique ou de la défense des droit, cette profession a progressivement appris à faire le lien concernant les risques psychosociaux.
« Si nous avons le souci du réel, nous ne sommes pas dans une démarche documentaire ou naturaliste, et la fiction nous a semblé le meilleur vecteur de sensibilisation à ces questions. »
L’écriture du film a été parallèle à cette prise de conscience ?
N. S. Le temps du cinéma a ici rejoint le temps de la justice. Nous avons fini de tourner en mars 2016, et en juin le parquet a annoncé sa décision de poursuivre un certain nombre de dirigeants de France Télécom. Sur l’évolution de la justice et des mentalités, ce procès est historique. Pour la première fois en France, ce n’est pas seulement l’entreprise qui est poursuivie comme personne morale. Le PDG d’alors Didier Lombard et six cadres dirigeants vont devoir répondre de leurs responsabilités et de la mise en œuvre de ce système, qui a concerné 22.000 salariés.
Comment ce temps et cette gestation ont-ils influé sur le film ?
N. S. N’appartenant pas au monde de l’entreprise, nous avons eu le souci d’être précis, d’autant plus sur un sujet aussi complexe. Nous avons souhaité que les personnes concernées puissent se reconnaître dans ces situations et nous avons mené un long travail d’enquête. Si nous avons le souci du réel, nous ne sommes pas dans une démarche documentaire ou naturaliste, et la fiction nous a semblé le meilleur vecteur de sensibilisation à ces questions. Comme nous voulions explorer les mécanismes de l’intérieur, nous avons opté pour une responsable des ressources humaines comme personnage principal, plutôt qu’un inspecteur du travail. La seconde étape a été d’aller vers deux personnages féminins.
N. F. Avoir deux femmes évite la séduction. Cela permet de suivre l’inspectrice en train d’amener la manageuse à assumer ses responsabilités, sans ambiguïtés. Et puis avec ces deux femmes de pouvoir, le pouvoir de l’une est interrogé par le pouvoir de l’autre, et réciproquement.
N. S. La distribution rend aussi compte d’une réalité, qui est qu’inspecteur du travail est une profession majoritairement féminine. Tout en espérant renouveler l’image négative rattachée à ce métier, nous souhaitons aborder un autre enjeu : la place des femmes dans le monde de l’entreprise et du travail. Ces deux femmes fortes s’imposent dans un monde masculin. Tandis que l’executive woman (Céline Sallette) reprend les attributs de la virilité pour prouver qu’elle a le cran de faire le sale boulot, qu’infliger de la souffrance ne lui fait pas peur, l’inspectrice (Violaine Fumeau) s’impose avec une féminité plus spontanée, moins sophistiquée et retenue. Si nous évitons l’écueil romanesque – elles ne deviennent pas amies –, il se joue entre elles un effet de miroir.
« En 2009, le PDG de France Télécom Didier Lombard avait évoqué la "mode du suicide", comme si la souffrance au travail relevait d’une fatalité. »
Vous avez rencontré plusieurs interlocuteurs à l’inspection du travail. Comment vous ont-ils accueillis ?
N. F. Très bien. Nos interlocuteurs, au premier titre desquels Jean-Louis Osvath – qui travaillait à l’époque à La Défense – ressentent la nécessité de parler de ce sujet. La souffrance au travail en tant que nouveau phénomène a créé beaucoup de dommages et suscité des fantasmes. Il y a ceux qui n’y croient pas, et ceux qui l’associent à du harcèlement concernant une seule personne, sans saisir que cela repose sur un système global. Tout ce qui permet d’y voir un peu plus clair les intéresse. Ils se sentent également concernés par la véracité de ce que nous montrons dans le film, comme le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). En échangeant avec eux, nous avons saisi que les inspecteurs du travail sont des personnes mesurées, conscientes que la mise à jour de mécanismes de souffrances prend du temps. Les salariés sont souvent enfermés dans un système de surveillance généralisé et n’ont pas envie de désigner leurs collègues. Par le biais des entretiens et des enquêtes qu’ils mènent, les inspecteurs peuvent faire émerger la vérité, mais ces processus sont souvent longs.
N. S. En tant que profession malmenée en termes d’images, mais aussi par des réformes permanentes touchant aux effectifs et à leurs prérogatives, ils ont le souci que nous parlions de leur combat pour préserver les droits du salarié. L’un des enjeux était de créer une fiction sans véhiculer une vision romanesque de leur métier. Ils sont là pour signifier le rappel de la loi et ils doivent, sur des questions complexes, parvenir à un faisceau de preuves. C’est délicat, il n’y a pas une arme du crime dans le cadre d’un suicide au travail, et il faut parvenir à un faisceau de preuves pour déclencher des poursuites. Si aucun des salariés n’accepte de parler, l’enquête n’avance pas.
Quelles sources ont nourri la préparation du film ?
N. S. L’ouvrage Souffrance en France - La banalisation de l’injustice sociale de Christophe Dejours [psychiatre, psychanalyste et spécialiste de la souffrance au travail, ndlr], publié en 1998 (éditions du Seuil) et réactualisé il y a peu, a été essentiel pour construire le personnage d’Émilie, interroger la responsabilité de quelqu’un qui met en application un système de management. En 2009, le PDG de France Télécom Didier Lombard avait évoqué la « mode du suicide », comme si la souffrance au travail relevait d’une fatalité. Christophe Dejours analyse cette idée de fatalité de la souffrance, il décrit ce qui nous est présenté comme une guerre économique – et dans toute guerre, il y a des victimes –, qui serait une réalité à laquelle nous ne pourrions échapper. Pourtant, derrière chacun de ces systèmes, des personnes décident de les mettre en œuvre, et d’autres les appliquent. Cela nous intéressait d’interroger la responsabilité individuelle des cadres dirigeants et intermédiaires, de dessiner le parcours d’un individu s’inscrivant en rupture avec un système, après en avoir été le bras armé.
« Il n’y a pas beaucoup de films qui parlent du travail, et pourtant c’est au cœur de nos vies. Néanmoins, tous font date. »
Le film montre autant la complicité globale, diffuse, que la difficulté de l’entourage à comprendre le choix d’une personne de dénoncer ce système ?
N. S. Nous ne voulions pas d’un retournement facile, schématique. Si Émilie va initialement vers l’inspectrice, c’est par souci de sauver sa peau. La prise de conscience se fera par un chemin progressif et tortueux et elle n’est pas "sauvée" à la fin du film. Ce que nous donnons à voir, c’est comment sa prise de décision élargit la question de la responsabilité.
N. F. Il ne faut pas oublier que la plupart des gens ont peur du système, ils ne veulent pas perdre la main qui les nourrit. Son mari lui dit que si elle parle, elle ne trouvera plus de travail, et ce sont des choses que nous avons entendues dans nos préparatifs. De même, nous ne voulions pas d’un personnage ayant une culture de la lutte. Les personnes syndiquées au sein de ces entreprises, et qui considèrent qu’un rapport de forces existe entre des salariés et un patronat, sont aujourd’hui minoritaires. Désormais, tu es corporate, ou tu ne l’es pas. D’ailleurs pour Émilie au départ il y a un choc, mais elle n’a pas conscience d’avoir commis une faute. Elle considère n’avoir fait que ce pour quoi elle a été recrutée.
N. S. Il n’y a pas beaucoup de films qui parlent du travail, et pourtant c’est au cœur de nos vies. Néanmoins, tous font date (Ressources humaines par Laurent Cantet en 1999 ; Violence des échanges en milieu tempéré par Jean-Marc Moutout en 2004 ; La Question humaine par Nicolas Klotz en 2007 ; La Loi du marché par Stéphane Brizé en 2015). Ce sont des questions qui entrent en résonance avec le public. Nous avons envie de faire du cinéma qui interpelle, qui ouvre des questions et dont les spectateurs s’emparent. Lors des avant-premières, nous avons constaté à quel point cela libère de la parole. Heureusement, peu de spectateurs ont vécu ces conditions-là, mais le film renvoie à la place du travail dans la vie de chacun, il interroge.
Toute proportion gardée, cela me fait penser à la deshumanisation dans la bureaucratie pendant la seconde guerre mondiale... il n’y a pas de bourreaux, juste des gens qui se vivent comme les rouages neutres d’une machine qui pourtant broie sans remords des êtres humains ! Et ce, quelque soit le niveau de responsabilités comme s’il fallait obéir à une injonction aussi puissante que diffuse ! J’ai l’impression qu’on en est là aujourd’hui... On détruit la vie des gens comme s’il s’agissait du nécessaire tribu payé pour que l’économie et donc notre société puisse encore fonctionner ! C’est triste et revoltant.
Répondre