Regards. Dans le Livre noir des banques, ouvrage collectif que vous avez coordonné pour Attac avec Agnès Rousseau de Basta !, vous affirmez que le coût des banques pour l’économie et la société, loin d’être réduit, s’est plutôt accru depuis 2008. Sur quoi se fonde ce diagnostic ?
Dominique Plihon. Nous commençons dans le livre noir par montrer que, contrairement au discours des banquiers et des autorités, le sauvetage des banques françaises au moment de la crise a coûté très cher aux contribuables, de l’ordre de 25 milliards d’euros, sans compter près de 300 milliards de garanties publiques. Mais nous montrons aussi que le comportement des banques, celui qui a conduit à la crise, n’a pas changé, et s’est même amplifié, avec un coût considérable pour la société. Ceci est particulièrement vérifié dans deux domaines. En premier lieu, les banques ont continué de développer leurs activités spéculatives. Dans une partie du livre intitulée "Quand tout devient chair à spéculation", nous décrivons les activités spéculatives des banques françaises aux effets souvent dévastateurs sur les matières premières agricoles, avec des effets directs sur l’alimentation dans les pays du Sud ; sur les dettes publiques (celles de la Grèce et de l’Irlande notamment) ; sur l’environnement, le CO2, les catastrophes naturelles. Deuxième secteur d’« excellence » des banques analysé par le livre noir : celui de l’évasion fiscale. Agissant pour leur propre compte et celui de leurs clients, les banques françaises sont devenues des leaders mondiaux dans ce qu’il est convenu d’appeler l’industrie de l’évasion fiscale. Les nombreuses filiales que celles-ci ont implantées dans les paradis fiscaux témoignent de leur intense activité dans ce domaine. Les banques sont des champions du conseil en optimisation fiscale. Elles ont développé une ingénierie financière et juridique sophistiquée, efficace et discrète pour aider leurs clients à échapper à l’impôt, par exemple par la création de sociétés – écran. Le coût de cette activité des banques est considérable pour la société française puisque l’évasion fiscale représente, selon la Cour des comptes, un manque à gagner compris entre 60 et 80 milliards par an pour le budget de l’Etat, soit de 70% à 90% du déficit public.
« François Hollande a fait preuve d’un grand cynisme dans son discours du Bourget »
Que préconisez-vous pour ce chantier d’actualité qu’est la lutte contre l’évasion fiscale ?
Plusieurs pistes de réformes sont présentées dans le livre noir. Tout d’abord, l’adoption d’une directive européenne proche de la récente loi états-unienne FATCA qui oblige les banques dans le monde entier à informer les services fiscaux fédéraux sur les fonds qu’elles reçoivent de clients de nationalité américaine. Deuxièmement, l’interdiction de créer des sociétés-écrans et d’implanter des filiales dans les paradis fiscaux. Troisièmement, le renforcement des sanctions, notamment sur leurs propres biens, des dirigeants de banques et d’entreprises qui sont impliqués dans des actions d’évasion fiscale. Je rajouterai que la lutte contre l’évasion fiscale devrait continuer à gagner du terrain pour deux séries de raisons. D’une part les scandales à répétition, et d’autre part, la crise des finances publiques qui font que les responsables politiques sont désormais obligés d’agir, sous la pression de l’opinion publique.
Comment se fait-il que les velléités de réforme du fameux discours du Bourget ou au niveau européen celles de la Commission soient restées lettre morte ?
Je crois que François Hollande a fait preuve d’un grand cynisme dans son discours du Bourget de janvier 2012, en particulier pour ce qui concerne ses promesses en matière de contrôle des banques et de la finance. Quelques jours après avoir lancé « Mon adversaire, c’est la finance », il était à la City de Londres où il a rassuré les financiers britanniques en leur expliquant qu’il ne ferait pas de réforme susceptibles de nuire à leurs intérêts… La stratégie du gouvernement français est très claire : adopter des réformes minimales au niveau français pour éviter que des réformes plus contraignantes soient mises en place au niveau européen. C’est ce qui s’est passé avec l’adoption de la taxe sur les transactions financières (TTF) en août 2012, dont le champ d’application est très limité, et avec la soi-disant loi de séparation des banques votée en juillet 2013. Les lobbies, en France, dans les autres pays européens et à Bruxelles ont réussi à réduire au maximum la portée des réformes bancaires et financières. La nouvelle Commission européenne a carrément retiré de son agenda la réforme des structures bancaires (application du rapport Liikanen) et la directive relativement ambitieuse sur la taxation des transactions financières. Ces deux réformes étaient défendues par le commissaire Barnier, mais elles semblent abandonnées – sans surprise ! – par le président de la Commission Juncker, qui fut premier ministre du Luxembourg pendant dix-neuf ans, et qui est directement impliqué dans le scandale d’évasion fiscale Lux-Leaks, et par le commissaire Hill, en charge des questions financières, par ailleurs ancien lobbyiste de la City de Londres…
« Le projet politique de l’oligarchie qui gouverne l’Europe est de préserver le pouvoir actuel de la finance »
Doit-on parler également d’un blocage des réformes au niveau européen ?
Paradoxalement, les projets de réforme à l’échelle européenne dans les domaines bancaire et financier présentés par la précédente Commission méritaient d’être soutenus, au moins en partie. C’est le cas de la directive sur la TTF, et des propositions du rapport Liikanen sur la séparation bancaire. Ces deux projets ont des limites, mais ils auraient pu donner lieu à des avancées significatives. De même, tout n’est pas à rejeter dans le projet d’Union bancaire européenne. Ainsi, on ne peut qu’approuver l’idée d’avoir un superviseur unique européen, et non des superviseurs nationaux, pour réguler les grands groupes bancaires paneuropéens. Le problème est que la logique néolibérale de la régulation bancaire et financière n’est pas remise en cause et continue de parier sur l’autorégulation des marchés et des banques. Il n’y a pas non plus de remise en cause du modèle de banque universelle, c’est-à-dire des conglomérats tels que BNP-Paribas ou HSBC présents sur tous les métiers de la banque et de la finance. Or ces grands groupes financiers dits "systémiques" et "trop gros pour faire faillite" représentent une menace non seulement pour la stabilité financière, mais aussi pour la démocratie, étant donné leur poids financier et politique. C’est pourquoi la séparation des banques de détail et des banques d’affaires est une réforme nécessaire, mais non suffisante, pour mettre la banque au service de la société. Il est clair que le projet politique européen de l’oligarchie politico-financière qui gouverne actuellement l’Europe est de préserver le pouvoir actuel de la finance.
Une réforme conduisant à la séparation des banques de détail et d’investissement ne serait –elle pas contournée par le développement de la banque de l’ombre [1] ? Comment l’empêcher ?
Non, c’est précisément parce que l’on a renoncé à la séparation en France par la loi Bérégovoy de 1984, et aux Etats-Unis par l’abolition du Glass-Steagall Act en 1999, que le shadow banking system a pu se développer. En effet, le développement du shadow banking system a été favorisé par le fait que les activités de banque d’investissement pouvaient profiter des ressources liquides de la banque de détail au sein d’un même conglomérat bancaire. Si l’on sépare totalement les banques de détail et les banques d’investissement, et que la garantie de l’État, ainsi que la fonction de prêteur en dernier ressort de la banque centrale, sont limitées aux seules activités de banques de détail, cela devrait rendre moins rentable et donc affaiblir l’activité spéculative de la banque d’investissement. Pour rompre le lien entre ces deux types de banques, il est nécessaire d’interdire, par exemple, les prêts des banques de détail aux fonds spéculatifs (hedge funds). Il faut de toutes façons élargir le périmètre de régulation prudentielle à tous les acteurs du shadow banking system car leur activité est potentiellement source de risques importants pour le système financier (risque systémique).
« Dans le passé, il a fallu le Front populaire ou le Conseil national de la résistance pour faire reculer le mur de l’argent »
En France, la réforme des banques est sortie des radars malgré les scandales à répétition concernant leur rôle dans l’évasion et la fraude fiscale. Il n’est plus question que de réformes structurelles d’inspiration néolibérales concernant le marché et le droit du travail. Votre livre montre au contraire combien la réforme de la banque devrait rester à l’ordre du jour…
Dans la dernière partie du livre noir, nous analysons le fonctionnement de la Haute finance en France, tant du côté des régulateurs de Bercy que de celui des dirigeants bancaires. Nous montrons qu’il s’agit en fait de la même classe sociale, recrutée à l’ENA et appartenant le plus souvent au corps de l’Inspection des finances. Il y a une collusion entre les banquiers, qui ont souvent débuté leurs carrières à Bercy, et les régulateurs. D’aucuns parlent à juste titre de « capture du régulateur ». Etant donné ce mode de recrutement des élites de la Haute finance en France, il est difficile d’aboutir à une véritable réforme bancaire et financière. Dans le passé, il a fallu la mobilisation du Front populaire, ou le poids politique du Conseil national de la résistance pour faire reculer le mur de l’argent.
Une autre de vos propositions de réforme concerne la gouvernance des banques. Que préconisez-vous alors que les banques mutuelles ne paraissent pas plus vertueuses que les autres ?
On a assisté en France à un processus de démutualisation de facto des banques mutualistes. Ainsi le Crédit agricole est devenue une banque hybride qui garde le statut mutualiste mais qui a décidé de coter en bourse une partie de son activité avec la création en 2001 de CASA (Crédit agricole SA). De même, le groupe BPCE résulte de la fusion de banques coopératives, mais qui ont une filiale commune Natixis qui est leur banque d’investissement dont le fonctionnement obéit à une logique purement capitaliste. Pendant la crise bancaire liée à la spéculation immobilière en 1992-1993, aucune banque mutualiste n’avait été impliquée. Depuis cette période, les grandes banques mutualistes ou coopératives françaises ont changé de logique. Natixis a ainsi perdu plus de 5 milliards d’euros à la suite d’opérations spéculatives sur les produits toxiques liés au marché des subprimes états-unien. Il existe des banques telles que le Crédit Coopératif qui restent largement dans l’esprit de l’économie sociale et solidaires. Notre idée est que la gouvernance des banques doit être modifiée pour instaurer un "contrôle social" sur leurs décisions. La principale mesure à prendre est de créer les conditions pour que les principales parties prenantes des banques (usagers, salariés, actionnaires ou sociétaires, collectivité publique) participent aux organes de direction.
Contre l’évasion fiscale, signons contre les sociétés écrans !
https://ec.europa.eu/citizens-initiative/REQ-ECI-2014-000009/public/?lang=fr
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