1905, Albert Einstein a vingt-six ans. Faute d’un poste universitaire, il est devenu depuis 1902 ingénieur expert au bureau des brevets de Berne, pas vraiment une situation prestigieuse. Et c’est donc en simple passionné de physique, qui met à profit ses soirées et ses dimanches pour élaborer ses théories, qu’il publie dans Annalen der Physik, l’une des principales revues scientifiques de l’époque.
Avec ses quatre articles publiés en 1905, il apporte des solutions originales à des problèmes théoriques en relation avec des phénomènes expérimentaux. Surtout, il ouvre des perspectives nouvelles pour la connaissance dans trois domaines fondamentaux, marquant de façon irréversible la physique tout entière.
Il ne saurait être question, ici, d’expliciter le contenu de ces quatre articles. Mais, plus modestement, de donner d’une part un bref aperçu des domaines de la connaissance en jeu, de revenir d’autre part sur le parcours de l’homme.
Quatre articles qui révolutionnent la physique
Le premier domaine concerne la constitution atomique ou moléculaire de la matière. En résolvant l’énigme du mouvement brownien, Einstein établit la réalité physique des atomes, mettant fin à la polémique entre partisans et adversaires de l’atome. Il apporte, de plus, une méthode théorique pour accéder à ce monde atomique invisible en développant une approche probabiliste ouvrant ainsi la voie à la physique atomique [1].
Deuxième domaine, celui des propriétés du rayonnement électromagnétique. Einstein démontre en effet qu’il est possible de caractériser de la même façon matière et lumière. Cette dernière doit, elle aussi, être quantifiée sous forme d’entités énergétiques élémentaires, les quanta lumineux (baptisés photons en 1926). Les premiers fondements de la physique quantique, qui posera tant de soucis à Einstein par la suite, sont établis.
Le troisième domaine concerne, lui, "l’électrodynamique des corps en mouvement", et constitue ce qui a été appelé par la suite la théorie de la relativité restreinte. Dans cet article de juin 1905, Einstein pose les jalons d’une nouvelle mécanique, qui anéantit le caractère absolu de l’espace et du temps. Si les formes des lois de la nature et la vitesse de la lumière restent des constantes, le temps, lui, est devenu une grandeur relative. Exit l’éther, cette substance mystérieuse dans laquelle baigne encore la physique en ce début du XXe siècle, la mécanique et l’électromagnétisme sont réconciliés.
Reste à admettre que, suivant le référentiel d’inertie, il puisse y avoir contraction des longueurs et dilatation du temps... Le paradoxe des jumeaux est né : si l’un des jumeaux s’envole dans un vaisseau spatial à grande vitesse, il sera, à son retour, plus jeune que son jumeau resté sur Terre (paradoxe vérifié expérimentalement en 1971 à l’aide des horloges atomiques, mais oui). Corollaire de la relativité restreinte et objet du dernier article d’Albert Einstein, « la masse d’un corps est une mesure de l’énergie qu’il renferme ». La phrase obscure au profane peut se synthétiser par la formule la plus célèbre de la physique : E = mc2.
Savant et pacifiste
Si la renommée d’Einstein renvoie d’abord à des raisons scientifiques, son extraordinaire popularité tout au long du XXe siècle doit aussi beaucoup au citoyen et à ses combats politiques.
Dès l’été 1914, il refuse de sombrer dans les délires chauvins et nationalistes, et ils ne furent pas si nombreux à résister... Membre de l’Académie des sciences de Berlin, il refuse de signer l’Appel au monde civilisé qui rappelait, entre autres légèretés, que « sans le militarisme allemand, la culture allemande se serait éteinte depuis longtemps sur notre sol [...] L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un ». Au contraire, il manifeste publiquement son opposition en octobre 1914 en signant l’Appel aux Européens, qui déclare « la guerre qui fait rage aujourd’hui ne fera sans doute pas de vainqueurs, elle ne laissera vraisemblablement que des vaincus » et qu’il faut tout faire pour que « quelle que soit l’issue, encore incertaine, de cette guerre, les conditions de la paix ne deviennent pas la source des guerres futures ». Malgré (ou à cause de) son incontestable portée prophétique, cet appel ne recueillera que quatre signatures...
Toujours à l’automne 1914, il participe à la fondation d’une association pacifiste, Nouvelle Patrie, qui sera finalement interdite en février 1916. Cet engagement pacifiste lui vaudra d’être suivi par un indicateur de l’autorité militaire de Berlin et on trouve le nom d’Einstein sur une liste des pacifistes établie par la police en janvier 1918.
Après guerre, Einstein radicalise ses positions et s’engage en particulier aux côtés des objecteurs de conscience. Dans une allocution de 1931, il déclare notamment sur le refus du service militaire : « C’est une lutte illégale, mais une lutte pour le véritable droit des hommes, contre les gouvernements, dans la mesure où ceux-ci exigent de leurs citoyens des actes criminels. Beaucoup de ceux qui se prennent pour de bons pacifistes ne voudront pas s’associer à un tel pacifisme radical, en faisant valoir des raisons patriotiques. Mais ce sont là des gens auxquels on ne peut, de toute façon, pas se fier quand l’heure est grave. La guerre mondiale en est une preuve suffisante. »
Scientifique sous surveillance
Cependant, quelques années plus tard, la prise du pouvoir par les nazis le pousse – non sans des déchirements – à réviser son jugement, tant il est convaincu dès 1933 du caractère inéluctable d’un nouveau conflit majeur. Désormais exilé aux États-Unis, il ne sera pas pour autant associé aux recherches du projet Manhattan (mise au point de la bombe atomique). Les dossiers du FBI de l’été 1940 en indiquent clairement la raison : « Au vu des antécédents politiques, le présent bureau ne peut recommander d’employer le Dr Einstein sur des sujets confidentiels [...] il semble improbable qu’un homme avec un tel passé puisse devenir en si peu de temps un citoyen américain loyal. »
Il faut dire que les déclarations publiques d’Einstein, dans les années trente, en solidarité avec le Front populaire espagnol, son soutien aux organisations anti-franquistes exaspéraient parfois les notables américains. Après guerre, Einstein fera l’objet d’une surveillance rapprochée du FBI aboutissant à un dossier de près de deux-mille pages sur ses activités.
2015, cent-dix après, la recherche en physique reste profondément marquée par les quatre articles de 1905. On ne sait toujours pas unifier, dans un même modèle, physique quantique et relativité générale – et ce n’est pas faute d’essayer pour ceux qui y comprennent un peu quelque chose (ils ne sont pas si nombreux). Cette même théorie de la relativité générale est ce qui nous permet de comprendre ce qu’est un trou noir ou comment s’est déroulé le big-bang. Elle joue aussi un rôle essentiel dans le fonctionnement du GPS, par exemple.
L’image du scientifique s’est un peu floutée et, à défaut de maîtriser ses théories, on se rappelle de ce vieil homme un peu espiègle qui tire la langue au photographe. Mais au-delà du savant qui a profondément révolutionné la physique, il faut aussi se souvenir que, durant les quarante dernières années de sa vie, il fut surveillé presque constamment par la police politique et les services secrets allemands d’abord, étatsuniens ensuite, en raison de ses opinions politiques progressistes. Décidément un sacré bonhomme.
Il faudrait aussi préciser concernant la relativité restreinte qu’ AE s’est largement inspiré des travaux d’Henri Poincarré sur le sujet. C’est comme parler de Marie Curie en oubliant les découvertes fondatrices de Becquerel.
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