Extrait du numéro de printemps de Regards, avril 2015. Le numéro d’été est en kiosque.
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L’extrême-droite française rêve depuis toujours de l’effacement du grand clivage fondateur de la vie politique. Dans le Figaro du 23 mars dernier, Éric Zemmour se demandait récemment « Le clivage droite-gauche va-t-il enfin exploser ? ». Prudent, il ajoutait : « La fin du clivage droite-gauche : ça fait vingt ans que j’annonce ça, et je me plante ! Cela peut continuer, mais idéologiquement, géographiquement (métropoles/ périurbains), sociologiquement (classes populaires / élites) tout indique qu’il devrait voler en éclat. » Le parti de Marine Le Pen fait ses choux gras des brouillages politiques. Faut-il donc acter l’épuisement historique de la gauche ? Faut-il au contraire la réactiver, au prix d’une totale refondation ? Au-delà des querelles de mots, l’enjeu est fondamental.
Dans son livre récent sur L’Ère du peuple, Jean-Luc Mélenchon rapporte une discussion qu’il a eue avec un proche du président bolivien, Evo Morales. « Je lui demandai pourquoi leur nouvelle majorité ne se disait pas de gauche. Il me répondit : La gauche je sais ce que sais ! J’ai été torturé pour être militant. Mais à présent, si tu parles de la gauche, on te tourne le dos ; car pour les pauvres et les Indiens, la gauche et la droite ce sont les mêmes corrompus et les mêmes assassins. » Comme en écho, un responsable de la toute jeune formation politique espagnole Podemos, Jorge Largo, déclarait aux Inrocks : « Je suis un républicain de gauche. Mais est-ce que me revendiquer de gauche va aider les gens ? » Il ajoutait avec vigueur : « Défendre le système de santé, ce n’est ni de droite ni de gauche (…) Il faut casser le discours idéologique qui empêche de voir la réalité et de bâtir une majorité sociale. »
Un axe gauche-droite qui s’estompe
C’est dit : la référence à la gauche a du plomb dans l’aile. Le constat n’est pas si nouveau. Voilà une trentaine d’années que s’est amorcé un phénomène bien connu des études d’opinion. Le clivage entre gauche et droite est de plus en plus relativisé. Ils sont de plus en plus nombreux à ne plus voir la différence entre les deux grandes familles politiques, bien que beaucoup d’entre eux continuent de se classer sur l’axe droite-gauche. Un sondage CSA de l’automne 2014 laissait ainsi entendre que 70 % des interrogés se plaçaient à droite (28 %), à gauche (28 %) et au centre (14 %), tandis que 30 % seulement se déclaraient ni à droite, ni à gauche, ou ne se prononçaient pas [1].
Ce classement continue de recouper des clivages de valeurs. Les déclarants de gauche se disent pour moitié « révolutionnaires », préfèrent le collectif, l’égalité, le secteur public, la prévention de la délinquance ; ceux de droite affirment pour moitié qu’ils sont « conservateurs » et aux trois quarts « réalistes », et ils préfèrent la répression de la délinquance, le secteur privé, l’individualité. Mais la position sur l’axe droite-gauche se raccorde moins qu’avant au système existant des partis. Ce qui hier encore suscitait des mobilisations électorales ne fonctionne plus. Ni l’union de la gauche ni les invocations défensives ("Au secours, la droite revient !") ne provoquent le sursaut électoral, même face au Front national. Pour le journaliste Christophe Ventura, « désormais la gauche est ramenée, sur le plan électoral, au noyau de ses bases sociologiques minoritaires (fraction du salariat stable du secteur public et industriel, classe moyenne intellectuelle progressiste) » [2]. La référence à la gauche aurait-elle perdu son sens ?
La fin des grands conflits idéologiques ?
Autrefois, le refus du clivage était massivement le fait de la droite. On citait volontiers le philosophe radical Alain expliquant dans les années 1930 que si quelqu’un mettait en doute les notions de droite et de gauche, il était à peu près certain que ce « n’est pas un homme de gauche ». Ce n’est plus le cas et le doute transcende les barrières anciennes. La gauche est désormais touchée en son cœur. Ses déboires ne sont-ils pas l’indice d’une fragilité plus structurelle encore ? « Il y a longtemps, écrivait déjà Cornélius Castoriadis en 1986 dans Le Monde, que le clivage gauche-droite, en France comme ailleurs, ne correspond ni aux grands problèmes de notre époque ni à des choix radicalement opposés. »
L’épuisement du soviétisme, l’affaiblissement des grands modèles d’alternative et le triomphe apparent de l’idée libérale ont nourri, au début des années 1990, l’idée que le temps des grands conflits idéologiques était forclos. L’Américain Francis Fukuyama l’a condensée dans sa formule célèbre de la « fin de l’Histoire ». De nouveaux clivages ont accompagné la transformation des sociétés : genre, écologie, inclus / exclus Nation / Europe, identités, ouverture / fermeture, matérialisme / post-matérialisme… Or ces clivages divisent la plupart du temps la gauche et la droite et échappent ainsi à la bipartition fondamentale des deux grandes familles d’opinion.
La succession des alternances au pouvoir et, plus encore, l’inflexion centriste du socialisme français ont conforté l’idée que la référence à la gauche est à la fois inefficace et source de confusion. C’est le point de vue du philosophe Jean-Claude Michéa. Dans son essai sur les Mystères de la gauche [3], il fait remonter l’origine de la gauche à l’Affaire Dreyfus. Or, nous dit-il, cet "acte de naissance" a été en même temps, « un des points d’accélération majeurs de ce long processus historique qui allait peu à peu conduire et dissoudre la spécificité originelle du socialisme ouvrier et populaire dans ce qu’on appelait désormais le camp du Progrès ». Pour Michéa, le monde ouvrier a troqué le message des figures originelles du socialisme (Leroux, Proudhon) contre le scientisme de Marx et l’opportunisme de Jaurès. L’immersion dans la gauche et la soumission aux normes de la croissance matérielle (« le prête-nom de l’accumulation du capital ») ont étouffé la force critique de la classe.
Les "petits" contre les "gros"
Si l’on en croit le philosophe, le recentrage libéral du gouvernement actuel n’est rien d’autre que « l’aboutissement logique d’un long processus historique dont la matrice se trouvait déjà inscrite dans le compromis tactique négocié lors de l’affaire Dreyfus par les dirigeants du mouvement ouvrier français ». Michéa reprend, en les développant, les critiques anciennes des courants libertaires et du syndicalisme révolutionnaire qui voyaient dans l’ouverture du socialisme vers la gauche une trahison de l’autonomie ouvrière et un émoussement du combat prolétarien.
Proposant d’abandonner le mythe de la gauche, il invite à repartir du peuple. Ce peuple dont il parle n’aime pas l’individu. Il cultive « le sentiment naturel d’appartenance » qui s’oppose à « l’individualisme abstrait ». À la différence de la modernité dévoreuse du capital et du « cosmopolitisme bourgeois », il préfère l’enracinement national, le respect des « valeurs traditionnelles », le souci de la transmission familiale et des « valeurs de décence et de civilité ».
À le lire, on s’interroge. Michéa part de la gauche – sa tradition de référence est celle du communisme – mais pour aller où ? Moins vers la lutte des classes que vers le combat des "petits" contre les "gros". Le philosophe se situe quelque part entre le socialisme "utopique" de la première moitié du XIXe siècle et le PCF des années 1930, celles de la stratégie sectaire de "classe contre classe". Les bases sociales et symboliques de ces époques ayant disparu, il risque de ne plus rester, comme point de repère pour les "petits", que… le Front national. Dans une critique mordante parue dans la revue Contretemps, Isabelle Garo estime que son collègue philosophe « en vient non pas du tout à rénover un discours de classe, mais à proposer un tout autre clivage, éthique en apparence, qui ne peut avoir pour effet que de décomposer plus encore le paysage politique sur son flanc gauche ».
Être du peuple plutôt que de la gauche
Si l’outrance du propos de Michéa le conduit vers des horizons incertains, toute critique d’une gauche épuisée ne conduit pas vers les désastres de la fascination contemporaine pour le Front national. On ne peut balayer d’un revers de main les réticences boliviennes ou espagnoles, ou l’objection majeure réitérée par le Comité invisible. Dans son dernier opuscule À nos amis, ce Comité pose ouvertement la question : « Peut-être pourrions-nous nous interroger sur ce qu’il reste de gauche chez les révolutionnaires et qui les voue non seulement à la défaite, mais à une détestation quasi générale. »
Ce n’est pas la première fois, depuis deux siècles, que les errements des gauches au pouvoir poussent la part de l’opinion la plus attachée à l’égalité des conditions à contourner le piège d’une gauche discréditée. Il en fut ainsi au début du XXe siècle, au temps de la République radicale, quand le syndicalisme révolutionnaire vitupérait un syndicalisme jugé trop parlementaire. Plus tard, dans les années 1950 et 1960, quand le socialisme s’enlisait dans l’atlantisme de "troisième force" et dans les guerres coloniales, il sembla à une partie de la gauche que le clivage Est-Ouest prédominait et qu’il remisait la gauche au rang des accessoires. Nous revivons une de ces phases de trouble, où il l’on ne sait plus désigner le ressort principal des grands clivages politiques.
Le pari de Pablo Iglesias et de Podemos est de dire que « la ligne de fracture oppose désormais ceux qui comme nous défendent la démocratie (…) et ceux qui sont du côté des élites, des banques, du marché ; il y a ceux d’en bas et ceux d’en haut, (…) une élite et la majorité » (22 novembre 2014). Interrogé par Jean-Luc Mélenchon, le responsable bolivien cité plus haut suit une ligne de conduite identique : « Alors comment vous définissez-vous ? Demandai-je – Nous disons : nous sommes du peuple ». Séduit, le leader français saisit la balle au bond. S’il est vrai que, en Bolivie comme en Espagne « le système n’a pas peur de la gauche mais a peur du peuple », alors la solution politique n’est pas de rassembler la gauche mais de constituer le "Front du peuple".
Saisir le "mystère" de la gauche
Déporter l’attention d’un jeu institutionnel en pleine crise de légitimité vers un peuple réel qui ne se sent ni représenté ni considéré est de fait une prise de parti rationnelle. Mais la référence au peuple peut elle-même relever de l’abstraction. Alors que le mouvement ouvrier historique avait unifié le noyau prolétarien d’un "peuple" qui était devenu celui du temps des révolutions industrielles, les catégories populaires de notre temps sont à nouveau dispersées.
Michéa rêve des débuts du mouvement ouvrier, quand s’opposaient un "nous" prolétaire et un "eux" bourgeois, englobant le reste de la société et avec elle le courant républicain. Or cette logique du "nous" peut conduire le monde ouvrier vers le repliement sur soi (un "communautarisme" de classe, pourrait-on dire…), ou bien vers un "travaillisme", combinant une forte conscience de classe et une subordination politique aux partis censés être les plus capables, par leur "réalisme", d’arracher des améliorations immédiates.
Contrairement à ce qu’affirme Michéa, la force d’un Jaurès et plus tard celle d’un Thorez fut de comprendre que, sans l’insertion dans un mouvement à portée majoritaire, le peuple au sens sociologique du terme n’a aucune chance d’occuper une place centrale dans la dynamique d’évolution des sociétés. Le socialisme jaurésien et le communisme des années du Front populaire – autre moment "noir" pour Michéa – avaient compris le vrai "mystère" de la gauche. Elle désigne ce lieu du politique à l’intérieur duquel le monde ouvrier peut faire entendre sa parole et la rendre légitime aux yeux de la société. Cela tient d’abord à ce que la gauche a été le terme historique, fixé à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, pour désigner le vieux courant qui, depuis 1789, porte l’ambition de l’égalité. Cela tient aussi à ce qu’elle est le lieu où se débat publiquement si, pour parvenir à l’égalité, le plus efficace est de s’intégrer dans les logiques du système dominant pour l’infléchir ou, au contraire, de le contester pour promouvoir d’autres logiques de développement.
Rendre la gauche de nouveau populaire
En raccordant le combat ouvrier et la gauche politique, les responsables du socialisme et du communisme historiques ne sacrifièrent pas la classe. Ils comprirent que la multitude des catégories populaires dispersées ne pourrait pas devenir peuple au sens politique du terme (l’acteur central de la cité) sans que la politique raccorde une expérience sociale concrète, un combat pour la reconnaissance et la dignité et les institutions. C’est par l’action politique et donc par un travail volontaire de subversion de la gauche, que les ouvriers français sont passés du "nous" au "tous", du repliement communautaire à la société tout entière.
La coalition grecque Syriza constitue en ce sens une option complémentaire aux expériences latino-américaines et espagnoles. Comme le suggère le jeune philosophe Alexis Cukier, réfléchissant sur la notion contemporaine de gauche : « Syriza a réussi à rendre "la gauche" populaire en trouvant la formule d’une articulation entre classe (avec des mesures concrètes en faveur des classes populaires et moyennes), État (avec des propositions audacieuses concernant sa démocratisation réelle) et institution supranationales (avec une détermination à s’opposer pratiquement aux diktats de la Troïka et de l’Union européenne). Cette formule, c’est celle de l’eurocommunisme de gauche et de la "voie démocratique vers le socialisme" de Poulantzas réactualisée aujourd’hui : reconstruction l’une par l’autre de la puissance d’agir populaire et de la démocratie institutionnelle au moyen de la déconstruction de l’internationalisme du capital. » [4]
La thématique est importante, la contribution au débat ne l’est pas, ce qui saute aux yeux quand on consulte la petite liste de notes (un sondage, un journaliste, un essayiste et une intervention orale non publiée).
Au vu des la crise historique du capitalisme et de la perte de vitesse du modèle même des partis ouvriers (PS, PCF, PG, NPA, Syriza et cie), la portée du propos est tellement faible qu’elle va certainement se perdre dans les sables de la pause estivale.
Regards devrait donner la parole à de vrais chercheurs qui ont des choses à dire ou se contenter de faire du journalisme sans prétention, mais éviter d’aborder des sujets énormes pour enfoncer des portes ouvertes. Sinon, cela ressemble à la grenouille qui se gonfle pour ressembler au boeuf. :)
Bonnes vacances à tous !
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