Évidemment, de l’extrême agitation autour des questions du genre, ces deniers mois, on est spontanément incité à tirer une interprétation pessimiste. Résurgence de franges réactionnaires qui, pour être hétéroclites, ne se sont pas moins alliées pour occuper l’espace public, agitation de fantasmes, de rumeurs et de mensonges malsains, expressions sexistes et homophobes décomplexées... Jusqu’à la lâche reculade du gouvernement sur un terrain – celui des réformes "sociétales" – qui était le dernier où il exprimait une vision de gauche, tout incite plutôt à la désespérance devant le tableau d’une société française rétrograde, pour ne pas dire imbécile. Pourtant, à moins de mener une vaste enquête en profondeur (et pas une batterie de sondages d’opinion), il est impossible de déterminer aujourd’hui à quelles évolutions ces épisodes auront contribué.
Défendre des stéréotypes
Il reste cependant des motifs de se réjouir de certains effets, inespérés, de cette tourmente, en ce qu’elle a mis à nu ceux qui l’ont déclenchée en même temps que ce qu’ils défendaient. « Pourquoi est-ce qu’ils veulent interdire aux filles de jouer aux voitures ou aux garçons de faire de la danse ? », résumait à sa façon un peu perplexe, la semaine dernière, un enfant sur France Info. Car c’est ce à quoi se sont eux-mêmes acculés les pourfendeurs de la supposée "théorie du genre" : à la défense de stéréotypes.
Une des affiches produites pour la manifestation du 2 février le dit en toutes lettres et l’illustre au premier degré : sous le slogan "Pas touche à mes stéréotypes de genre", les silhouettes d’un petit garçon (en habit de chevalier) et d’une petite fille (en costume de fée-princesse). Comment mieux signifier que le genre est un déguisement ? Ce n’est plus un prétendu état de nature qui est mis en scène ici, mais bien une construction culturelle, un arbitraire social revendiqué qui n’appartient plus qu’au groupe qui en fait son étendard, une représentation aussi mince que des symboles simplistes découpés dans du papier de couleur. Et une traduction des peurs infantiles que le moindre bouleversement dans ces symboles et l’ordre archaïque qu’ils représentent suscite au sein de ces ghettos socioculturels.
Un effet de dévoilement
Un rêve de sociologue s’accomplit au travers de cet aveu, plus efficace dans la déconstruction que tout ce que l’analyse peut révéler sans réussir à le transmettre. Là, ce sont les manifestants qui se chargent du processus de dévoilement. Le fait que leurs manipulations et leurs travestissements de la réalité aient été assez largement exposés a par ailleurs contribué à un discrédit lui-même favorable aux interrogations critiques sur ce qui était en jeu. L’étape suivante, c’est la "découverte" de la fabrication des inégalités à partir d’une différence faussement naturelle, des conséquences de l’assignation précoce des rôles, de tout ce qui se niche dans ce qui semble banal – et inoffensif – de prime abord.
La théorie du genre n’existe pas, le genre, si. Et il s’étudie, sans grande difficulté d’ailleurs tant les mécanismes en semblent grossiers dès lors qu’on leur prête attention. Alors la différence entre le sexe biologique et le genre socialement construit apparaît et, au travers des polémiques, elle est certainement apparue à un nombre bien plus considérable de personnes que lorsqu’elle était cantonnée aux militants et aux chercheurs des études de genre. Bien sûr, de l’eau coulera sous les ponts avant que le sens commun ne se départisse de ces impensés culturels en les "découvrant", mais au moins voit-on que les conditions d’une prise de conscience existent. Or, la prise de conscience est émancipatrice, elle est aussi un préalable à la lutte contre les dominations et les aliénations qu’elle révèle.
Des valeurs qui ne vont plus de soi
Ce qui transparaît aussi, c’est en définitive la volonté, en refusant de s’attaquer à ce qui les fonde, de ne pas lutter contre les inégalités et le sexisme. À cet égard, les contradictions de l’UMP, qui souhaitait en 2011 « introduire dès la maternelle des séances consacrées à la mixité et au respect hommes-femmes » et sensibiliser les enfants aux questions de genre dès la maternelle, sont éclatantes [1]. D’un côté, il s’agit de se conformer à des aspirations sociales majoritaires, de l’autre de satisfaire la pulsion rétrograde d’un cœur d’électorat dont on a constaté le regain de visibilité et d’influence. La haine de 68 et de son libertarisme, si assidument cultivée par Nicolas Sarkozy, reste un fond de commerce rentable à droite. Est-il durable pour autant, tant cette "réaction" évoque les ultimes convulsions d’une pensée à l’agonie ?
Grâce à la Manif pour tous, au Printemps français et à ceux qui s’arc-boutent sur des valeurs ultraconservatrices dont ils constatent avec terreur qu’elles ne vont plus de soi, demain les catalogues de jouets et tout ce qui met en scène, quotidiennement, des représentations sexistes, seront peut-être regardés d’un œil plus critique par un nombre croissant de personnes. Le retrait de la loi sur la famille apparaît alors comme une défaite mineure en regard de cette victoire-là.
Bien vu ! C’est de la conflictualité que naît le progrès et contrairement aux apparences, cette séquence a en effet davantage promu les visions émancipatrices que les conceptions retardataires, bien que celles-ci aient tenu le pavé [parce que celles-ci ont tenu le pavé devrait-on dire]. Mais ça, les socio-technocrates dépourvus de sens politique ne l’ont pas vu et l’ont même interprété à l’envers. C’est le propre des intelligences "scolaires" que d’apporter des réponses simples [ici l’impardonnable retrait de la loi] aux modèles complexes.
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