3% d’ouvriers et employés parmi les parlementaires, 50 % au sein de la population.... Désormais quasiment privées de représentation politique, les classes populaires verront-elles leur situation prise en compte par la plupart des candidats lors des prochaines présidentielle ? On peut en douter. Avant même le tournant "identitaire" que l’extrême droite a réussi à imposer au débat public, la droite comme la gauche de droite se souciaient davantage des "classes moyennes" supposées exprimer un "ras le bol fiscal", jugées plus remuantes dans la rue et plus facilement mobilisables vers l’isoloir. Lesdites "classes moyennes" n’ont d’ailleurs pas fini d’occuper l’essentiel de l’espace d’une rhétorique politique avertie de la puissance de l’identification à cette catégorie, puisque de larges fractions des classes populaires s’y reconnaissent désormais.
Pourtant, comment imaginer qu’une gauche digne de ce nom puisse rebâtir une alternative en se privant de reconstruire des liens vivants avec les groupes sociaux qui souffrent le plus des oppressions et des injustices ? Et s’il est important de comprendre comment une classe ouvrière défaite a laissé place à des classes populaires émiettées et privées de porte-voix dans l’espace politique institutionnel, il l’est plus encore d’apprendre à voir au travers de quelles formes de conflictualité sociale elles continuent de (se) bouger.
De la classe ouvrière aux classes populaires
"Le mot ouvrier n’était pas un gros mot" déclarait P. Mauroy en 2002, se désolant que la gauche ne l’emploie plus. Au-delà de la disparition de l’usage du mot par les hommes politiques, depuis les années 70 les élites d’origine populaire ont disparu du champ politique. Cela ne tient pas qu’aux effets de la généralisation de l’enseignement secondaire, qui a tari l’engagement syndical ou politique précoce comme mode de promotion sociale. Le parti qui a longtemps été le principal canal de cette promotion, le PCF, s’est en partie lui-même "désarmé" en renonçant à cette ambition, accompagnant l’invisibilisation des catégories dominées dans les représentations publiques [1].
Prendre acte de l’effacement de la "classe ouvrière" du paysage social et politique, ainsi que de son remplacement par ces "classes populaires" périodiquement invoquées sur la scène publique ne suffit pas. Car ce changement d’appellation a des implications multiples et comporte des pièges à déjouer. Il faut donc rappeler que les classes sociales ne préexistent pas à leurs conflits mais que, suivant Marx, c’est dans la lutte des classes qu’elles se construisent ou déconstruisent. Même si on définit les classes populaires non pas comme simple agrégat statistique, mais comme l’ensemble des catégories sociales culturellement
dominées et économiquement malmenées– aujourd’hui essentiellement les employés et les ouvriers -, encore faut-il saisir aussi les formes d’exploitation et de lutte qui les constituent. Et ce, même si leurs pratiques de contestation sociale sont très hétérogènes. Loin de toujours se rejoindre, elles peuvent même se heurter : "casseurs" issus des banlieues perturbant des cortèges de lycéens, agents des transports publics cessant le travail face à des agressions émanant de jeunes des "quartiers". Dit autrement, parler des classes populaires ne doit pas faire oublier qu’elles bougent.
Mais elles bougent bien différemment de la manière dont la "classe ouvrière" se manifestait au cœur de la vie sociale et politique, notamment des années trente aux années 1960, sous la forme du mouvement ouvrier. Car au-delà d’un groupe social nombreux autour duquel se fédérait le salariat modeste, il s’agissait surtout d’un sujet politique. La fin de cette hégémonie sur les milieux populaires s’est traduite par la réapparition de différenciations et de divisions qui existaient, mais qui étaient masquées. Et bien d’autres divisions actuelles sont autre chose qu’une résurgence du passé. Par exemple, la racialisation des rapports sociaux ou la précarité contemporaine, qui se distingue de multiples manières de la précarité prolétarienne du XIXe siècle.
Le paysage actuel des classes populaires est bien caractérisé par la force des processus de division et de dispersion, animés par les métamorphoses du capitalisme et les restructurations incessantes du monde du travail. Mais un retour critique sur le passé du mouvement ouvrier - au prix certes d’un renoncement à la nostalgie ou à la mythification qui ne sont jamais loin - amène à réévaluer les dimensions politiques et culturelles de son affaissement. On se donne alors les moyens de mieux détecter les potentialités renouvelées de relance d’un projet d’émancipation sociale ancré dans les groupes populaires, quand la vision la plus courante est celle du rouleau compresseur d’un capitalisme néolibéral destructeur de toutes les résistances.
L’adhésion au fordisme et à la division hiérarchique du travail comme modes de développement s’est traduite par la reproduction de cette division dans les organisations ouvrières [2], qu’elles soient d’orientation sociale-démocrates ou communistes. La critique du travail, du productivisme, de la "société de consommation" et de la démocratie de représentation, portée par les nouvelles générations depuis les années 1960/1970, n’a longtemps eu qu’un écho limité dans la gauche traditionnelle. Les conquêtes institutionnelles du mouvement ouvrier, dans l’entreprise comme dans la cité, ont davantage favorisé l’intégration de la classe dans la "société de consommation", plutôt qu’elles n’ont permis le déploiement de son autonomie culturelle et la construction d’une contre hégémonie. Quant aux fractions les plus dominées de la classe – travailleurs migrants, femmes – elles l’étaient aussi dans sa représentation syndicale et politique.
Trop longtemps refoulée, la question coloniale fait retour au fur et à mesure que la crise économique se prolonge, favorisant la recherche de boucs émissaires et la racialisation des rapports sociaux. De la "marche des beurs" à "ACLEFEU", les jeunes militants issus des "cités" n’ont pas trouvé leur place dans les structures de la vieille gauche. Et cette dernière a tardé à prendre en compte la dynamique de l’émancipation féminine, favorisant ainsi la déconnexion d’une partie des luttes des femmes des enjeux de classe. Autant de fragilités qui affaiblissent culturellement et politiquement le mouvement ouvrier au moment où, à partir des années 70, la classe dominante reprend l’offensive.
Mais les luttes d’hier, organisées, disciplinées, légalisées et légitimées ont occulté les formes de résistance ou de rébellion plus violentes qui singularisent, sur la longue durée, les conduites des groupes opprimés. Elles ont pu être considérées comme "infrapolitiques", "proto politiques", ou "primitives". Or les transformations des classes populaires et de leurs comportements n’autorisent plus ces préfixes disqualifiant : leurs formes de mobilisation font partie d’une nouvelle politicité [3].
Aux premières loges de la précarisation sociale
Non seulement les ouvriers et les employés continuent de représenter une bonne moitié de la population au travail mais leur condition sociale et leurs styles de vie restent dans l’ensemble assez distincts de ceux des classes moyennes. Plus exposés aux formes traditionnelles ou contemporaines de l’insécurité économique, ils ont davantage subi les effets de la crise la plus récente, intervenue depuis 2008. C’est sans doute la principale raison pour laquelle une identification subjective à des classes modestes plutôt que moyennes semble s’accroître récemment [4].
Si la "désouvriérisation" du salariat populaire est incontestable, encore faut-il insister sur cette donnée majeure : le recul de la grande industrie et de l’emploi industriel stricto sensu s’accompagne de la montée d’activités dites "de service", mais qui comportent souvent des tâches manuelles, peu qualifiées, pénibles physiquement. La précarité des conditions d’emploi s’y traduit par la mobilité de cette main d’œuvre entre industries et services. La dispersion dans des collectifs de travail instables, la constante circulation entre des activités hétérogènes, l’alternance entre périodes d’activités et périodes de chômage – toutes évolutions induites par les métamorphoses du tissu économique et de la gestion des activités productives – marquent la participation éclatée de larges segments de ce salariat modeste aux activités économiques.
Combinant chômage et précarité des contrats de travail, ces logiques favorisent l’éclatement des catégories populaires en une multitude de petits groupes, dont les expériences professionnelles et sociales sont très diverses, rendant difficile leur regroupement en vue d’objectifs communs. Ces logiques se combinent avec la poursuite d’un processus d’ensemble de désenclavement de certaines fractions populaires et de leur meilleure intégration sociale, opposée à des tendances à l’enfermement territorial pour ce qui est des fractions les plus paupérisées. Plus longuement scolarisées, les nouvelles générations de ces classes populaires ont eu tendance à s’éloigner de l’ancienne culture ouvrière. Elles entrent plus souvent en relation avec d’autres mondes sociaux, par l’école ou leur implication dans des activités de service. L’activité féminine s’est généralisée : si la classe ouvrière s’était construite autour d’une figure masculine et de valeurs de la virilité, le salariat populaire d’aujourd’hui est mixte et la virilité s’y trouve parfois mise en question. Impossible, désormais, de faire l’impasse sur les rapports sociaux de sexe qui le travaillent. Impossible, de même, d’ignorer les rapports sociaux de race, surtout au sein des composantes peu qualifiées de ce salariat, alimentées plus que d’autres par les migrations ou des individus issus de l’immigration.
L’intrication des rapports sociaux de classe, de sexe et de race – mêlant effets de domination et opportunités d’émancipation – peut y favoriser l’innovation sociale : dans des conflits sociaux comme dans les associations de quartiers, des femmes issues de l’immigration sont souvent aux avant-postes. La précarisation des situations d’emploi et, plus largement, des conditions d’existence affecte davantage les fractions subalternes du salariat : suffirait-elle à caractériser désormais les classes populaires ? À les distinguer des classes moyennes, qui bénéficieraient encore des avantages du compromis salarial ? À constituer les classes dites populaires comme un "précariat", au sens où Robert Castel a utilisé ce néologisme pour souligner à la fois sa proximité avec un prolétariat contemporain et l’institutionnalisation de la précarité sociale ? [5].
En tout état de cause, c’est sans doute dans le cours du processus de précarisation des conditions d’emploi et d’existence de fractions de plus en plus larges du salariat que se joue l’une des évolutions majeures depuis le basculement qui s’est produit au milieu des années 1970.Ce processus tend à imposer à ces fractions du salariat des conditions objectives de travail et d’existence communes et une insécurité de destin non moins commune.
Contre le poison identitaire, tisser de nouvelles solidarités
Ces fractions précarisées du salariat ne sont pas inertes, elles ne subissent pas les conditions qui leur sont imposées sans réagir. Certes, les syndicats restent surtout en prise avec les fractions encore stables du salariat. Mais les travailleurs précaires ne sont pas absents de la scène des conflits sociaux, comme on le voit avec les luttes de travailleurs sans papier ou des femmes de ménage de l’hôtellerie. Les grandes mobilisations interprofessionnelles ont échoué à infléchir le cours néolibéral imposé par la bourgeoisie : elles ont buté sur la fracture qui s’est approfondie au sein du salariat entre précaires et (encore) stables mais aussi sur la crise des formes traditionnelles de mobilisation sociale. "Sans papiers" ou "équipiers de la restauration rapide" se sont parfois trouvé esseulés ou soutenus seulement par certaines fractions syndicales.
Les mobilisations au sein des fractions précarisées du salariat ont, de ce point de vue, souvent servi de révélateur. Elles ont développé des formes originales de protestation et parfois débordé les cadres étroits de l’action syndicale. Des révoltes contre les violences policières aux mobilisations collectives pour l’aide aux devoirs en passant par les démarches quotidiennes pour obtenir les ressources indispensables auprès des institutions qui les distribuent ou par les productions culturelles Rap ou Hip-Hop, ces fractions se constituent aussi en dehors du conflit entre employés et employeurs. Elles se constituent dans d’autres conflits qui les opposent, par exemple, à certaines institutions, en tant qu’habitants et citoyens qui cherchent à s’approprier le quartier comme lieu de solidarité active et d’intégration républicaine.
Ces fractions précarisées du salariat sont aussi impliquées dans des formes de conflictualité sociale, dont le sens politique est parfois difficilement lisible... Un défi s’y trouve posé à tous ceux qui n’ont pas renoncé à imaginer un dépassement des sociétés capitalistes marchandes : décrypter ce que cette crise recèle comme virtualités de développement de formes de démocratie, d’implication et d’auto organisation alternatives. Ce défi concerne également l’horizon politique de la démocratie et de la république car, du point de vue des classes populaires, il y a un enjeu aussi crucial qu’urgent dans la construction d’un état social visant non seulement la protection à minima des plus vulnérables mais agissant surtout pour garantir l’égalité entre tous ses citoyens. Si la politicité des classes populaires semble manquer d’un projet clair d’émancipation, il n’est pas moins évident qu’elles ont un clair sens des menaces qui pressent et des urgences qui comptent, qu’elles savent de qui se méfier.
Les dynamiques de division et de démobilisation collective sont considérables au sein des classes populaires. Elles y sont attisées par le poison identitaire et sécuritaire semé par de nombreuses forces politiques. Mais ces tendances ne sont ni les seules, ni toutes puissantes. Aucun parti aujourd’hui – pas plus le FN que les autres – ne se préoccupe concrètement de la promotion de militants d’origine populaire, alors que se renouvelle leur vivier : mais est-il impossible de « re-tisser la trame des différents types d’intellectuels et des porte-parole » [6] des classes populaires d’aujourd’hui, allant de militants syndicalistes aux leaders des mouvements et associations des "quartiers" ? Et de re-tisser par là même la trame des solidarités à reconstruire au sein de la constellation populaire émiettée ?
Nul ne doute que le mot "peuple" fleurira dans la bouche de nombreux candidats aux élections : dans le meilleur des cas pour désigner ces 90% ou 99% qui s’opposent à l’oligarchie ; dans le pire et très probablement le plus fréquent, comme interpelant les "Français" (de souche) opposés à la menace de l’Etranger/e ou de l’Islam. De là à ce leur parole et leurs intérêts se fassent sérieusement entendre à l’occasion de cette échéance...
pour porter un projet émancipateur
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