Chercheur français en sciences politiques, spécialiste du vote Front national, Joël Gombin est l’auteur de Le Front national. Faut-il avoir peur de l’avenir ? (éd. Eyrolles, 2016).
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Regards. Le racisme est-il devenu un gage d’audience, comme semble le prouver le succès actuel du Front national ?
Joël Gombin. Tout dépend ce qu’on met derrière le terme de racisme. Aujourd’hui, le Front national refuse cette appellation et se garde bien de tenir tout propos renvoyant à une hiérarchisation des races humaines. Une telle recomposition idéologique a été entamée à partir des années 1970 par la Nouvelle droite : celle-ci propose alors une approche d’ordre ethnoculturel s’appuyant sur l’idée qu’il existerait des ensembles culturels homogènes dont il faudrait maintenir la pureté. D’où une opposition stricte à toute forme de métissage ou de multiculturalisme, considérés comme une menace pour la “biodiversité culturelle”. Désormais, le clivage qui traverse les pays occidentaux n’est donc plus entre racistes et antiracistes, mais entre partisans et adversaires du multiculturalisme.
« La politisation des questions d’identité, d’immigration, d’insécurité remonte aux années 1980, mais on assiste à un basculement à partir de 1995 : de bourgeois, le vote FN devient populaire. »
Cependant, la rhétorique politique de l’extrême droite repose bien sur le rejet de l’autre. Quelle est son efficacité ?
Officiellement, le FN n’oppose que les Français aux étrangers, mais derrière ces discours, il établit en effet la centralité d’un groupe ethnoculturel. D’où le rapport à l’islam de Marine Le Pen, qui a comparé les prières de rue à l’occupation allemande, et mené la promotion d’une France laïque et… chrétienne. Après, je ne pense pas que les Français d’aujourd’hui soient plus ethnocentristes que ceux d’il y a trente ou quarante ans. En revanche, le FN propose une offre politique particulièrement ajustée à ces représentations collectives et il en tire des bénéfices politiques.
Avant d’attirer les ouvriers, vous expliquez que le FN séduisait la bourgeoisie de droite. Pourquoi les discours xénophobes sont-ils devenus populaires ?
La politisation des questions d’identité, d’immigration, d’insécurité remonte aux années 1980, mais on assiste à un basculement à partir de 1995 : de bourgeois, le vote FN devient populaire. Il a suivi la même trajectoire que celle décrite par Pierre Bourdieu pour certains produits culturels qui commencent leur parcours dans les classes supérieures, avant que les classes populaires ne s’en emparent. Ce phénomène d’appropriation s’est accompagné d’une volonté de distinction des catégories plus élevées, qui se sont éloignées de pratiques qui étaient les leurs à l’origine. Le vote FN a suivi un peu le même chemin. À mesure qu’il progresse dans l’électorat en général et populaire en particulier, il perd du terrain dans les classes supérieures.
« Il existe une grande résonnance entre le discours ethnocentriste et un discours populiste, anti-élite et anti-système. »
La défiance actuelle par rapport aux élites alimente-telle les discours xénophobes ?
Oui, il existe une grande résonnance entre le discours ethnocentriste et un discours populiste, anti-élite et anti-système. La préservation des identités ethnoculturelles s’oppose à la promotion du multiculturalisme portée par une partie des élites depuis les années 1980-1990. Ce discours va de pair avec le mythe de grandes puissances mondiales suspectées de vouloir établir leur domination au prix de la dissolution des identités nationales ou culturelles. Ce registre conspirationniste, marqué par l’idée d’un complot de l’impérialisme judéo-américain, permet de tisser des liens avec les discours historiques de l’extrême droite qui, à la fin du XIXe siècle, dénonçait déjà une domination juive cosmopolite ou judéo-protestante.
La stratégie du FN a donné des idées à d’autres acteurs politiques… Est-ce payant ?
Dès lors que les enjeux identitaires et culturels occupent une place importante dans les préoccupations d’un nombre croissant d’électeurs, beaucoup considèrent qu’ils ont intérêt à s’en saisir. Mais personne n’a réussi à s’attacher durablement les électeurs du FN en allant sur son terrain. Cette stratégie est donc limitée et peut même être coûteuse pour un dirigeant de gauche. Cela n’empêche pas Laurent Bouvet, dont les théories traversent le courant de la Gauche populaire, d’expliquer l’échec de la gauche par le fait qu’elle n’aborde pas les questions qui sont au cœur des interrogations populaires. Ce n’est pas le PS qui aurait échoué, c’est le peuple qui serait devenu populiste. Et aller sur ce terrain serait donc le seul moyen d’espérer le reconquérir ! C’est aussi, en un sens, le discours de Jean-Luc Mélenchon.
« On est obligé de s’interroger sur les ressorts idéologiques de tels discours. Pour connaître un succès aussi large, il faut qu’ils rencontrent une demande. »
Le populisme n’est pas forcément synonyme de xénophobie…
Bien sûr qu’être populiste ne signifie pas être ethnocentriste. Mais cette rhétorique suppose de poser une définition de ce qu’est le peuple, et c’est dans cette opération de clôture que réside la potentialité d’une dérive ethnocentriste du populisme. Car si le populisme repose en théorie sur l’opposition entre la pureté du peuple et la corruption de ceux qui l’ont trahi, très souvent il fait une place à un “mauvais” peuple qui nuirait au “bon”.
C’est grâce à son site Égalité et réconciliation que l’essayiste Alain Soral s’est fait connaître. Quel rôle joue Internet dans la diffusion de telles idées ?
Les reconfigurations du marché de l’information liées à l’émergence d’Internet ont de l’importance. Pour autant, Soral ou Dieudonné font plusieurs millions de vues alors que des tas de vidéos YouTube ne sont vues que par dix personnes. On est donc bien obligé de s’interroger sur les ressorts idéologiques de tels discours qui ne sont jamais portés par leur propre force. Pour connaître un succès aussi large, il faut qu’ils rencontrent une demande.
Et un vide du côté des alternatives ?
Force est de constater que la capacité à produire des récits du monde qui donnent sens à l’expérience quotidienne des individus est aujourd’hui du côté des droites extrêmes, et pas tellement des gauches alternatives.
Extrait du dossier du numéro d’hiver de Regards, actuellement en kiosque.
Joël Gombin contribue à l’excellent site Fragments sur les Temps Présents ("FTP"). Autre contributeur de ce site : Nicolas Lebourg, Docteur en Histoire, membre de l’Observatoire des Radicalités Politiques (ORAP, Fondation Jean Jaurès). Voici une de ses conférences donnée à Nice suite à la sortie de son livre " Lettre aux Français qui croient que 5 ans d’extrême droite remettraient la France debout" et qui peut-être un complément à l’itw de J. Gombin :
Sur Youtube :
"Conférence complète (51mn) de Nicolas Lebourg le 29 sept 2016 à Nice : Les extrêmes droites "
(ça commence à 5:43)
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