L’édito, dans un journal, c’est l’expression d’une opinion. Une opinion fondée sur le travail d’investigation, de recoupement, d’information de l’ensemble de l’équipe éditoriale. Quand cet édito est écrit, qui plus est, par le directeur de la rédaction d’un quotidien national, cette opinion prend du poids. Et pourtant… Entre contre-vérités, lieux communs, raccourcis, effets de manche, citations tronquées et vrais mensonges, l’éditorial de Laurent Joffrin intitulé "Contre l’Euro, les extrêmes s’attirent", dans Libération du 23 août, est un exemple-type de manipulation du lectorat. Relisons attentivement.

Les lignes bougent, les masques tombent.
Phrase choc. Roulement de tambour. Le teasing est brutal : qui est le traître ?
Comme toutes les crises, le drame grec a fait l’effet d’un révélateur, en particulier pour les forces progressistes.
Les forces progressistes ? Lesquelles ? Si les forces progressistes se révèlent par rapport à celles de la réaction, de quelle réaction parle-t-on ? Tout juste peut-on supposer qu’elles n’englobent pas Laurent Joffrin. Restons donc dans le flou.
Jusqu’ici méfiante et critique, la gauche réformiste soutient désormais Tsípras l’Européen. Jusqu’ici mobilisée derrière Syriza, une partie de la gauche radicale s’en sépare. Elle est même en passe de réaliser, en tout cas pour une partie d’entre elle, son outing anti-européen.
Les mots sont pesés : la gauche réformiste n’est donc pas une gauche radicale, c’est une gauche modérée. La gauche radicale n’est pas une gauche réformiste : quelle est-elle donc ? Révolutionnaire ou immobiliste ? Les deux hypothèses semblent envisageables dans l’esprit de l’auteur. Quoiqu’il en soit elle fait son « outing » anti-européen. Le titre parle de l’Euro, ici on parle de l’Europe, les deux sont donc indissociables. Le sont-ils vraiment ? L’outing signifie que la « gauche radicale » assumerait enfin un trait de caractère refoulé mais qu’elle portait en elle, un sentiment honteux devenu décomplexé, comme un individu assumant enfin sa sexualité après l’avoir longtemps cachée à son entourage.
Jusqu’ici, le leader de Syriza était présenté comme le héros de l’anti-austérité.
Le héros plutôt que le héraut : qui croit encore aux héros, à part les enfants ? Eh bien les tenants de l’anti-austérité, pardi !
Depuis qu’il a jeté ses promesses par-dessus les moulins, il oblige ses anciens fans à une clarification : continuer de soutenir Tsípras, c’est accepter la logique de la rigueur financière, quitte à plaider encore et toujours pour une autre Europe ; se désolidariser de Tsípras, même avec les formes, c’est choisir, plus ou moins officiellement, la voie anti-européenne.
M. Tsipras a des « fans » et non des soutiens ou des partisans. On est dans le registre de la télé-réalité ou du foot, laissons la politique à ceux qui la connaissent. Sur le fond, l’équation est claire : tu te rallies ou tu t’opposes. Simple comme du John Wayne. L’Europe est réduite à sa politique, comme si la France se résumait au hollandisme. Ce n’est donc que ça, l’Europe ? En conséquence, s’opposer à cette « logique de la rigueur financière » – à noter que c’est une logique, et non une politique – c’est être anti-européen, tout simplement.
Evincé de l’exécutif grec après en avoir été le coryphée, Yanis Varoufákis a été très clair sur ce point : il fallait sortir de l’euro, dit-il pour expliquer son désaccord avec le Premier ministre grec. Il l’a répété à Frangy-sur-Bresse, où il était l’invité de l’autre wonderboy de la vraie gauche, Arnaud Montebourg, qui réussit la performance de continuer à vendre du rêve tout en vendant des meubles.
Peu importe pour M. Joffrin que M. Varoufakis ait dit exactement l’inverse dans son appel à « démocratiser » l’euro, et non à en sortir, prononcé à Frangy-en Bresse (et non Frangy-sur-Bresse, soyons tolérants, nous ne sommes plus à ça près). La notion de « wonderboy » renvoie quant à elle à nouveau au jeu des apparences : surtout pas de fond, d’arguments ou de réflexion chez ces énergumènes ou chez leurs « fans ».
Pour prolonger son propos, l’ex-ministre grec des Finances appelle à un sommet européen dit "du plan B". Kézako ? Une chose toute simple : si la gauche de la gauche constate qu’il est impossible de changer sérieusement la politique européenne ("plan A"), elle doit proposer un plan B qui passe par la rupture avec l’euro.
« Kézaco ? » La notion "plan B" ne semble pas si extraordinaire pour utiliser cette formule vaguement infantilisante. À part ça, on en revient toujours au même point, l’idée de l’alternative politique, c’est l’idée du rejet de l’Europe. Peu importe que cette confusion conduise les deux – la politique et l’Europe – dans l’impasse, et que fondamentalement l’alternative telle qu’elle est présentée soit une caricature renversante de la réalité des discours politiques ciblés.
Autour de cette idée, les promoteurs du projet cherchent à réunir tout ce que l’Europe compte de militants radicaux ou alternatifs. Ils ont trouvé un supporteur en la personne de Jean-Luc Mélenchon, dont la posture anti-allemande le rapproche de plus en plus des europhobes. « S’il faut choisir entre l’indépendance de la France et l’euro, je choisis l’indépendance, dit le rogue leader du Front de gauche. S’il faut choisir entre l’euro et la souveraineté nationale, je choisis la souveraineté nationale. »
Dans ce festival, il aurait été dommage de se priver de l’outil formidable que représente la citation tronquée et sortie de son contexte. La phrase de Jean-Luc Mélenchon est pourtant bien prudente : « s’il faut choisir », prend-il bien le soin de préciser, le conditionnel est bien plus important que l’alternative qui suit. Entre Laurent Joffrin et lui, qui est finalement le plus rogue de deux ?
Mélenchon n’est pas le seul à tenir ce discours au sein de la gauche radicale européenne. En Allemagne, Oskar Lafontaine, leader historique du parti Die Linke, tient des propos similaires. En Italie, un ancien député du Parti démocrate (ex-communiste, très européen), Stefano Fassina, se prononce pour un « démantèlement sous contrôle de la zone euro ». Ces voix convergentes donnent une certaine crédibilité au sommet européen dit "du plan B" qu’appellent de leurs vœux ces militants et ces responsables. Un plan B fondé sur la menace, sinon la mise en œuvre, d’un éclatement de l’euro au nom de l’autonomie nécessaire des politiques économiques.
« La menace, sinon la mise en oeuvre » : voilà une formule bien énigmatique qui renvoie pour « la menace » au discours de l’opposant, et pour « la mise en œuvre » à celui du gouvernant. Passer si-vite de l’un à l’autre quand les tenants du plan B décrit plus haut ne restent que des leaders minoritaires – voire très minoritaires – de leurs pays respectifs, le tout en persévérant dans la contre-vérité programmatique sur ce que veulent vraiment ces personnes, la ficelle est probablement trop grosse pour effrayer le moindre lecteur, non ?
L’ennui, c’est que ce plan B, pour rester cohérent, risque fort de se transformer rapidement en « plan N », c’est-à-dire en un plan nationaliste.
Nous y revoilà.
Car à elle seule, cette fraction de la gauche radicale n’a aucune chance de parvenir à ses fins.
Aucune chance ? Mais à l’instant on était au bord de la mise en œuvre : il faut savoir ! Nous ne comprenons plus !
Il lui faut des alliés.
Ah mais oui, tiens bien sûr, mais qui cela peut-il bien être cher Laurent ? Nous ne voyons pas du tout où vous voulez en venir ?
Jacques Sapir, économiste radical, depuis toujours hostile à l’euro, clarifie la question : « À partir du moment où l’on se donne comme objectif prioritaire un démantèlement de la zone euro, une stratégie de large union, y compris avec des forces de droite, apparaît non seulement comme logique, mais aussi nécessaire. La présence de Jean-Pierre Chevènement aux côtés de Nicolas Dupont-Aignan lors de l’université d’été de Debout la France est l’un des premiers signes dans cette direction. Mais ce geste reste insuffisant. A terme, la question des relations avec le Front national, ou avec le parti issu de ce dernier, sera posée. »
Quelle force politique Jacques Sapir représente-t-il ? L’article omet de le mentionner.
Une alliance des extrêmes ? C’est la logique arithmétique et politique de la posture anti-euro.
Nous y voilà ! Tout ça pour ça ! Et en plus c’est de l’arithmétique. Et l’arithmétique, c’est comme la logique, vous n’y pouvez rien opposer, bande de naïfs qui croyez encore en la politique.
Pour désigner la « coalition du plan B », ses promoteurs proposent de l’appeler "Front de libération national". Choix significatif : du FLN au FN, il n’y a qu’une lettre…
Ses promoteurs : lesquels ? Ah, il doit s’agir à nouveau de ce M. Sapir, qui décidément est bien influent puisqu’il se substitue à lui seul à tous les tenants d’une alternative politique. Quel escroc de haut vol ! Et puisqu’on parle d’escroquerie : quelle est donc cette lettre qui à elle seule sépare la gauche et le FN ? Le "L" de "Libération". Mais puisque c’est simple, on vous dit.
Très belle prestation du porte-queue de l’Europe libérale Joffrin, que n’étouffe pas la déontologie journalistique (c’est même un pré-requis pour obtenir le job.)
Et bon démontage de François Tommaso.
On pourrait aussi varier l’exercice en utilisant une approche synthétique (recensement des divers procédés mis en œuvre par le maître illusioniste) au lieu d’une analyse linéaire.
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