Lire le dernier livre de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi le Capital, relève, il faut le dire, de l’épreuve. Il y a le style d’abord, épouvantable. Épouvantable car si chaque phrase – oui, chaque phrase ! – est bardée d’italiques (destinées à tenir lieu de concept par allusion, on s’évite ainsi une démonstration), de citations (parfois tronquées), de noms d’auteurs (le plus souvent maltraités ou traités à la légère), c’est évidemment que la rhétorique de Michéa vise à intimider le lecteur. Et, également, à se donner toutes les marques de l’importance théorique, de la hauteur de pensée faussement radicale.
Logomachie
En effet, Michéa se veut radical. Le propos, pourtant, est assez simple (quand il n’est pas simpliste). La gauche européenne se serait réconciliée avec le capitalisme. On peut bien sûr accorder ce point à Michéa, et qui du reste le contesterait aujourd’hui ? Mais, sur la manière dont s’est opérée cette réconciliation, sur la manière dont les élites socialistes, notamment françaises, ont concouru à rétablir et même étendre son emprise sur l’appareil d’état, on n’apprendra, en revanche, à peu près rien.
Mais passons, le monde social n’étant pour Michéa qu’une logomachie, un théâtre d’idées. Si la gauche a pu se rallier au capitalisme, c’est, pour Michéa, qu’elle révère au fond l’idée de "progrès". La gauche, après une alliance de circonstance avec le socialisme d’un Marx ou surtout d’un Proudhon, se serait ralliée au libéralisme politique et économique, abandonnant les catégories populaires à leurs traditions culturelles dépassées. Et, si les catégories populaires peuvent aujourd’hui encore résister aux avancées du néolibéralisme, c’est bien parce que leur sens moral, manifeste dans des valeurs comme la solidarité, l’entraide collective, et au fond le sens du don sans retour, constituerait le dernier rempart contre la bourgeoisie, sa cupidité et son indécence morale.
On a d’abord, au regard de l’actualité, envie de rire. Car, après tout, que vient de nous apprendre une affaire comme celle qui, tout près de nous, vient d’entacher la réputation de l’ancien premier ministre, François Fillon ? Sinon que la bourgeoisie, la plus attachée aux valeurs de mise en concurrence, du laissez-faire, du marché, etc., pratique également, à sa façon, l’entraide collective et a tout, sauf perdu le sens des solidarités familiales ? C’est si vrai que ce sens de la solidarité familiale s’adosse également à une définition très déterminée, et même très traditionnelle de la famille (Sens commun et la Manif pour tous ont largement contribué au succès des thématiques identitaires de François Fillon).
Sans précaution
Mais, soyons un peu sérieux pour notre part, et revenons au texte de Michéa. Et plus précisément à la question du mariage homosexuel, des rapports entre catégories populaires et militants homosexuels, puisqu’elle tient une place centrale dans son livre, et qu’enfin lui-même prend la peine d’y revenir à deux fois (cette question, visiblement, l’obsède !). Michéa, on s’y attendait à vrai dire, opère une distinction entre questions sociales et questions sociétales. Et, c’est de bonne guerre, Michéa reprend sans précaution la thèse selon laquelle le mariage pour tous, une réforme sociétale donc, serait venue combler l’absence de réformes sociales significatives.
C’est de bonne guerre, mais c’est faux. S’il est indéniable, certes, que le gouvernement socialiste aura, comme ses prédécesseurs, pratiqué une politique de démantèlement de l’État social, reste que la mise en œuvre du mariage pour tous aura plutôt renforcé les antagonismes sociaux. Non pas entre les catégories populaires et les militants homosexuels, comme le laisserait supposer la distinction entre social et sociétal. Mais, bien au contraire, entre les militants homosexuels d’une part, et des catégories de la population blanche, catholique et bourgeoise d’autre part.
Michéa en est assez conscient, toutefois, pour s’empresser de faire l’éloge du film Pride, relatant la rencontre des mineurs en grève et de militants homosexuels anglais, ligués, au début des années 80, contre la politique de Margaret Thatcher. Mais c’est pour ajouter aussitôt que, si cette conjonction des luttes, à ses yeux miraculeuse, fut possible, c’est que les militants homosexuels ont su respecter les valeurs et, au fond, "l’identité populaire" des mineurs.
Court-circuit théorique
On reste un peu surpris par le caractère normatif, et le peu de sérieux de ces remarques. Tout se passe en effet comme si Michéa ne pouvait imaginer que des militants gays puissent être issus des catégories populaires. Ou que les catégories populaires puissent compter, dans leurs rangs, des homosexuels (mais, aussi bien, des femmes, des populations d’origine immigrée, etc.). Surtout, à supposer même que l’identité culturelle des catégories populaires soit de part en part homogène, en quoi cette identité devrait-elle être de part en part respectée, et même chérie pour ce qu’elle est ?
Ce qu’un film comme Pride illustre, c’est, au contraire, que nous n’avons pas à aimer, chérir l’identité de ceux avec qui nous agissons. Parce que nous ne pouvons pas, et d’une certaine façon, nous ne devons pas choisir ceux avec qui nous agissons politiquement, ceux dont nous devons nous sentir politiquement solidaires. Et si nous ne pouvons ni ne devons choisir ceux dont nous sommes solidaires, c’est que le principe de solidarité et de justice sociale dépasse nos identités, nos appartenances, et au fond nos valeurs morales.
Or, c’est précisément à cette idée d’une action collective basée sur le principe de justice sociale (on pourrait dire, au fond, à l’idée même de gauche) que Michéa entend opposer le retour à une tradition socialiste ancrée dans les valeurs, non-négociables, d’une identité populaire socialement pure et homogène. Au regard de ces valeurs intangibles, le souci de la différence sexuelle, de la distinction entre masculinité et féminité, serait, par exemple, rien moins que le dernier rempart contre « l’uniformisation marchande du monde » et « les délires ultralibéraux de l’idéologie du genre » ! On reste, évidemment, confondu par la fulgurance de ce court-circuit historico-théorique.
Marx en otage
Mais on reste plus confondu encore, si c’est possible, de voir Marx embarqué, bien malgré lui, dans cette théologie radicale, où le néo-libéralisme est partout et nulle part. Il est vrai que Marx, pour son compte, dans Le Manifeste, louait la puissance révolutionnaire du capitalisme, dans la mesure où il détruit les communautés traditionnelles, les rapports de dépendance, les féodalités. Mais c’était dans l’espoir que cette destruction susciterait également l’émergence de la véritable société des individus, la société sans classes où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de tous. Bref, la société de "l’individu complet" (selon les mots de L’idéologie allemande que Michéa, bien entendu, se garde de jamais mentionner).
Mais pourquoi, dès lors, Michéa se réclame-t-il de Marx ? C’est qu’en fait, tout au long de ce livre extravagant, il ne s’agit que de prendre des adversaires théoriques de gauche – notamment Bourdieu, dont on apprend avec effarement qu’il se serait inspiré de Gary Becker ! – en défaut de marxisme (un marxisme imaginaire du reste, plus proche du conservatisme et du moralisme proudhonien, en dépit de considérations faussement savantes sur la baisse du taux de profit). Et de rendre également conciliable ce marxisme imaginaire, ce marxisme pré-marxiste avec le néoconservatisme (car Michéa se félicite au contraire de se retrouver chez lui chez Gauchet, ou Manent).
Si bien qu’à la fin des fins, on referme le livre de Michéa. Pour reprendre la lecture du Manifeste et, par exemple, relire les pages consacrées à ce que Marx appelait le socialisme petit-bourgeois et réactionnaire.
Michéa est le punching ball intellectuel préféré de l’extrême gauche pour en faire un réac alors qu’il devrait être un allié.
Ce qui est effectif c’est que Michéa ne s’intéresse effectivement pas trop à la question des minorités. il s’intéresse à une question plus globale de l’effet qu’a le capitalisme sur nos sociétés et pas de manière débile encore faut-il avoir lu ses autres livres.
Nous devrions être en dialogue avec lui plutôt que faire des critiques incendiaires et narquoises non constructives.
A force de se diviser...
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