Qui se réclame encore aujourd’hui de François Mitterrand, qui aurait eu 100 ans aujourd’hui ? Si les mitterrandistes autoproclamés se font rares dans les rangs du PS, il en est un qui n’a jamais cessé de s’en revendiquer : Jean-Luc Mélenchon. Dans Le choix de l’insoumission, le candidat du Parti de gauche rend de nouveau un hommage vibrant à un « grand premier de cordée ».
Et pour cause, les débuts de son premier septennat sont marqués par l’application de l’audacieux Programme commun : augmentation de 10% du smic, de 25% des allocations familiales, de 25% de l’allocation logement, la semaine de 39 heures, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à soixante ans, l’impôt sur les grandes fortunes, le recrutement de dizaines de milliers de fonctionnaires, la nationalisation de grands groupes industriels et bancaires… Mais aussi le remboursement de l’IVG, l’abolition de la peine de mort, la décriminalisation de l’homosexualité… Qui, à gauche, peut prétendre avoir fait mieux depuis ?
Compromis ou compromissions ?
Là où le bilan « raisonné et positif » de Mélenchon laisse perplexe, toutefois, c’est dans sa présentation du tournant libéral qui a suivi : blocage des salaires en 1982, politique de la rigueur en 1983, dérégulation bancaire en 1986, libéralisation des flux de capitaux en 1988… Que François Hollande tente d’instrumentaliser l’héritage "réaliste" mitterrandien pour justifier que l’on ne fait pas toujours tout ce qu’on veut lorsqu’on arrive à l’Élysée est une chose. Mais comment Mélenchon peut-il pardonner au premier président socialiste de la Ve République de s’être rallié à la raison austéritaire et pro-finance de la Deuxième gauche de Michel Rocard et Jacques Delors, tout en critiquant la capitulation de Tsipras face à ses créanciers de l’Union européenne ?
La réponse est simple. Pour l’ex-socialiste, Mitterrand n’avait pas le choix : les promesses généreuses du Programme commun étaient fondées sur une analyse dépassée de la conjoncture et de la crise en cours : « La mutation du capitalisme et sa transnationalisation n’étaient pas du tout comprises », affirme-t-il dans un entretien accordé à la revue Charles. « Ce qui est incroyable est que le résultat de l’agression du capital à cette époque soit aujourd’hui présentée comme étant le produit de nos erreurs et que nos compromis soient vus comme des "compromissions". Enfin, tout de même ! La France a été assaillie, agressée par le capital dès l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Nous avons dû subir trois dévaluations, un contrôle des changes et un emprunt forcé ! »
L’argument mérite d’être considéré. Car l’enjeu est de taille : il s’agit de déterminer si le funeste There is No Alternative cher à Thatcher peut être vrai… Or la question de savoir si le gouvernement aurait pu poursuivre sur la lancée (de gauche) du Programme commun est loin d’être simple.
Profits, investissements et "coût du travail"
Aujourd’hui, l’Europe est confrontée à une crise keynésienne de la demande ; Tsipras a donc la rationalité économique de son côté lorsqu’il appelle à en finir avec les désastreux programmes d’austérité. Mais dans les années 1980, la France subit bel et bien une crise de l’offre, c’est-à-dire une crise de baisse du taux de profit. Même les économistes de gauche, notamment ceux de l’École de la régulation, comme Alain Lipietz, Robert Boyer, Benjamin Coriat ou encore Michel Aglietta, le reconnaissent à l’époque : les salaires représentent une part trop élevée de la valeur ajoutée par rapport aux profits.
La progression rapide des salaires réels après la Libération, sous l’effet des conventions d’indexation des salaires sur les prix et des avantages salariaux obtenus par des syndicats forts, ne pose aucun problème tant qu’elle reste en ligne avec la croissance forte de la productivité du travail. Or le début des années 1970 voit une chute du rythme des gains de productivité des méthodes "tayloriennes" de production de masse. Résultat, les profits sont laminés et les taux d’investissement s’effondrent. De plus, dans un contexte d’ouverture progressive de l’économie, le niveau élevé des salaires français devient un poids pour la compétitivité : on commence à parler du "coût du travail" qui nuit à l’exportation.
Dans une telle situation, il est vrai que les plans de relance sont voués à l’échec : d’une part le manque d’investissement ne provient pas d’une insuffisance de la demande et d’autre part le surcroît de consommation risque de se porter sur des produits fabriqués à l’étranger, et donc de ne pas inciter les entreprises françaises à investir.
Un modèle américain plutôt que scandinave ou japonais
En ce sens, le fatalisme de Mélenchon est justifié : il fallait bien réajuster à la baisse la part salariale afin de rétablir la profitabilité et la compétitivité des entreprises. « Mais le blocage des salaires et la flexibilité n’étaient pas le seul moyen d’y arriver », explique l’ex-eurodéputé EELV Alain Lipietz, qui défendait à l’époque une politique alternative : « L’autre moyen, c’était de conserver des salaires décents et des droits renforcés, mais de relancer la productivité. Pour cela, on aurait pu faire comme les Allemands, les Scandinaves et les Japonais : mobiliser le savoir-faire des travailleurs à travers des "cercles de qualité" pour élaborer avec eux les méthodes d’une meilleure efficacité technique de la production. »
Lipietz poursuit : « C’est ce que prônaient le PDG de Danone Antoine Riboud ou le socialiste Jean Auroux, en vain. Partis comme "sherpas" aux États-Unis pour préparer le sommet de Versailles de 1982, Jacques Attali et François Hollande sont revenus à l’Élysée complètement séduits par la politique de compression et de flexibilisation salariale de Reagan. Et c’est ce modèle anglo-saxon qui a été suivi la même année ».
Avec une efficacité redoutable : en quatre ans, la part des profits dans la valeur ajoutée refait tout le chemin perdu, revenant en 1986 aux 29% de 1970 et atteignant son sommet en 1989 avec 33%.
Construction de l’Europe contre justice sociale
Le résultat est en revanche médiocre en termes de reprise de l’investissement, dont le niveau cesse de remonter dès 1986 : on découvre alors qu’il ne suffit pas que les entreprises engrangent des profits pour qu’elles consentent à investir. En l’occurrence, elles vont préférer les transférer sous forme de dividendes aux actionnaires ou les faire fructifier sur les marchés financiers à mesure que ces derniers sont libéralisés.
Quant à l’orthodoxie budgétaire et à la libéralisation des flux de capitaux, elles n’étaient pas plus inévitables que ne l’était le gel des salaires : elles étaient simplement requises pour rester dans le Système monétaire européen. La France avait la possibilité de se retirer du SME pour laisser le franc se déprécier – plutôt que de faire reposer la compétitivité, la lutte contre l’inflation et la résorption du déficit commercial sur la compression du "coût du travail" –, maintenir le contrôle des changes pour parer les attaques spéculatives, instaurer des mesures protectionnistes pour investir dans l’appareil productif.
Certes, ceci aurait impliqué de mettre entre parenthèse la construction européenne ou du moins de lui imposer une autre orientation. Mitterrand qui, en 1978, voulait « l’Europe des travailleurs, contre l’Europe marchande, l’Europe des profits, l’Europe des grandes affaires », comprend qu’il va falloir choisir : « Je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale », confie-t-il en 1983 à Attali. Il y avait donc bien une alternative. Et il a tranché.
Qu’importent les états d’âmes du Vieux sulfureux et la tendresse filiale de jlm pour le Machiavel de Château-Chinon. Le programme et la campagne des "Insoumis", là est l’urgence pour faire table rase de toute cette politicaillerie et de ce système qui aux fins de leurs seuls profits provoquent guerres, misère et destruction de notre planète.
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