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Accueil > idées/culture | Par Gildas Le Dem | 1er juin 2015

Nouvelles frontières, nouveaux fronts

Dans un livre éclatant, Anne-Laure Amilhat Szary, géographe, revient sur ce que représentent aujourd’hui les frontières. Objet de nouvelles politiques et levier du capitalisme dans un monde globalisé, elles façonnent nos vies quand elles ne les détruisent pas.

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Il est rare que l’on ait envie de saluer un livre, tant il change notre perception. C’est le cas du livre d’Anne-Laure Amilhat Szary, sobrement intitulé Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? Ce qui importe dans le titre, c’est évidemment « aujourd’hui » : qu’arrive-t-il, que se passe-t-il aujourd’hui aux frontières ? Quelles en sont les formes nouvelles ? Quelles nouvelles forces s’exercent aujourd’hui aux frontières, ou s’en emparent ? Toutes ces questions peuvent paraître incongrues. Et, c’est vrai, tout laisse à penser que nous vivrions, aujourd’hui, dans un "monde sans frontières". Ce serait même le caractère essentiel de ce qui fait notre présent, notre actualité. Celle d’un monde contemporain dont la chute du mur de Berlin, en 1989, marquerait l’avènement.

C’est pourtant faux, à tout le moins inexact. On a vu, depuis la chute du mur, de nouveaux États apparaître ; de nouveaux murs surgir (en Inde, aux États-Unis, en Israël) ; bien plus, « la dislocation des équilibres issus de la guerre froide a permis la création de 27.000 km de frontières dans le monde depuis 1991 ». Alors pourquoi cette impression, ce sentiment d’une dislocation des frontières ? C’est simplement, selon Anne-Laure Amilhat Szary, que la fonction des frontières aurait changé. Dès lors, la question se déplace : qu’est-ce qui fait aujourd’hui une frontière, et que fait une frontière, comment opère-t-elle ? Pour prendre la mesure de ce déplacement, il faut rappeler, même brièvement, ce qu’on entend traditionnellement par ce terme.

La frontière, une invention européenne

La frontière, telle que nous l’entendons encore aujourd’hui, a l’âge de la souveraineté. Et plus précisément, l’âge de la souveraineté des États-Nations européens. La frontière comme limite codifiée par le droit international est en effet issue, comme le rappelle Anne-Laure Amilhat Szary, de la guerre de Trente ans, qui vit l’Europe se déchirer en des guerres sanglantes, meurtrières et répétées. Elle a, par conséquent, une date de naissance : la signature, en 1648, des traités de Westphalie, par lesquels les grands royaumes européens mettent fin, pour un temps, à leurs conflits, et décident de « fonder l’équilibre de leurs puissances sur la base d’une stabilité territoriale ».

Dès lors, frontière, État-Nation, territoire, souveraineté deviennent des termes inséparables. La frontière désigne la limite d’un territoire sur lequel s’exerce la souveraineté d’un État-nation. C’est, pour ainsi dire, une « enveloppe protectrice ». Les langues européennes le disent d’ailleurs dans leur diversité : "front", la frontière est ce qui sépare (de l’ennemi) ; "boundary", la frontière est ce qui lie deux États, et relie aussi bien une nation à elle-même, la définit. Bref, la frontière, comme limite, ouvre et ferme, sépare et relie ; et dans tous les cas, elle identifie.

La frontière comme ligne mythique

La frontière, en un autre sens encore, est une invention européenne. La représentation de la frontière, au sens moderne, est en effet indissociable d’un appareil cartographique savant. S’il est vrai que les premières frontières européennes ont été tracées le long de fleuves, de montagnes (de manière à ancrer leur légitimité dans des frontières prétendument naturelles), il n’en reste pas moins qu’elles relèvent de « l’idée d’une limite linéaire », qui repose sur la matérialisation visuelle d’un ordre politique.

C’est si vrai que l’arbitraire des frontières, leur tracé linéaire, donnera lieu à des contestations, et donc de nouvelles conventions, pour peu qu’il s’agisse d’évaluer la déviation d’un cours d’eau, un déplacement géologique. Bien plus, c’est encore la figure (mythique) de la ligne qui imposera sa force expansionniste dans la diffusion du modèle européen de la frontière, notamment lors des découpages – le plus souvent aberrants – des territoires soumis par les puissances colonisatrices européennes.

Un capitalisme transfrontalier

Qu’est-ce donc qui, dès lors, a changé aujourd’hui, et trouble notre représentation de la frontière ? C’est précisément cette organisation de la frontière autour de la figure de la ligne, comme représentation d’un pouvoir souverain. Il faut, d’abord, compter avec la multiplication et la montée en puissance de tous les territoires et zones transfrontalières. Certes, là où l’arbitraire du tracé frontalier venait partager des populations de même langue ou de même ethnie, les pouvoirs nationaux ne sont jamais vraiment parvenus à réduire les sentiments d’appartenance transfrontaliers. Mais désormais, dans un monde globalisé, notamment au travers d’échanges commerciaux intenses, l’intégration transfrontalière cohabite avec les pouvoirs frontaliers [1].

Il faut se garder, toutefois, comme l’observe Anne-Laure Amilhat Szary, d’y voir une simple subversion des territoires d’État. D’une part, ces échanges marginaux dépendent des infrastructures (routes, centre d’approvisionnement, etc.) centralisées par l’État. D’autre part, ces échanges dépendent de marchés internationaux, quand ce n’est pas de nouveaux grands entrepreneurs transnationaux. La mobilité des échanges, et donc des frontières, dépend dès lors de la volatilité des flux du capital, qui recompose différentiellement les territoires. Surtout, il devient difficile d’opposer frontières ouvertes et frontières fermées.

Des frontières « intelligentes »

C’est que les frontières ne sont plus, à proprement parler, les lieux d’une "limite", qui s’ouvre et se ferme à des entités prises individuellement (des personnes, des marchandises), mais le lieu d’un "processus", qui évalue et traite différentiellement des flux (de capitaux, de populations, d’informations). Si bien qu’un État ou un ensemble d’États peut anticiper certains flux, et permettre leur intensification tout en en réduisant d’autres grâce, notamment, à « l’utilisation de nouvelles technologies reliant des bases de données pour calculer les risques aux frontières ».

On parlera donc désormais de smart borders, de frontières intelligentes, qui recueillent et croisent des informations sur l’identité génétique (iris, rétine, etc.), des données sur les comportements des populations (niveau de vie, déplacements, etc.), de manière à décomposer et recomposer les individus. Les frontières, désormais, nous traversent autant que nous les traversons.

Un « complexe sécuritaro-industriel »

Mais les frontières s’étendent (debordering) et se reconfigurent (rebordering) également, au point, écrit Anne-Laure Amilhat Szary, qu’il devient difficile de leur assigner un lieu, sinon même de parler de lieu. C’est la Chine qui reconstruit une frontière dans l’espace virtuel, en déployant un pare-feu géant ; des États qui, ici ou là, de façon moins spectaculaire, instaurent des restrictions d’accès à certains sites Internet. Ce sont également des dispositifs technologiques de surveillance (capteurs de température, de mouvements, caméras, drones, robots) qui, à l’ombre des frontières traditionnelles (et notamment des murs indiens, israéliens ou américains) débordent les tracés traditionnels pour prévenir des "menaces" diffuses : trafic d’armes, terrorisme, migrants.

Bien plus, les frontières traversent désormais les espaces périphériques, au point que les États, notamment européens, délocalisent leur contrôle aux frontières. C’est ainsi qu’on a vu l’Europe faire reposer, de fait, sa politique migratoire sur une série d’acteurs non européens, publics et aussi bien privés. La création des ILO et de Frontex, en 2004, des patrouilles RABIT en 2007, le PEV (Pacte européen de voisinage) en 2008, ont conduit, en amont des frontières traditionnelles, à confier les tâches de contrôle d’identité, de rétention et de refoulement des migrants à des pays comme la Lybie (avec le succès que l’on sait), aussi bien qu’à la privatisation des prérogatives d’intervention sur la Méditerranée.

La frontière : un appareil de capture des vies

Il faut donc parler d’une véritable « économie de surveillance » qui implique des acteurs transnationaux, publics et privés, et d’une « exportation de la frontière à l’extérieur du domaine de souveraineté ». À travers l’exercice de contrôle des flux, la frontière se diversifie, dans ses modalités comme dans sa spatialité : « pour continuer à faire limite », les points de contrôle ne peuvent fonctionner que s’ils sont reliés autrement qu’à travers une ligne, c’est-à-dire en réseau, formant un système de données constitué comme un nuage (cloud) ou une ombre portée (que symbolise à merveille, si l’on peut dire, la surveillance satellitaire).

Ces nouvelles politiques frontalières ne sont pas seulement dangereuses pour les libertés publiques ; désastreuses en termes de coût et d’investissement ; dévastatrices – et c’est évidemment l’essentiel – en terme de vies. Les drames de Lampedusa, de Reggio Calabria nous contraignent évidemment à une réflexion sur le fait qu’aujourd’hui, « la frontière capture des vies ». Mais ils ne doivent pas nous faire oublier cette autre figure de la violence des frontières : celles de ces vies qui, à l’ombre de ces nouvelles frontières, dans des zones d’extra-territorialité, se voient repoussées sans pour autant pouvoir franchir la frontière, ni regagner leur lieu de vie [2]. Comme l’écrit Anne-Laure Amilhat Szary, il n’est dès lors pas plus grand péril, pire condition, dans ce monde prétendument ouvert, que d’être aujourd’hui retenu, condamné à vivre "dans" la frontière, ce nouveau "non-lieu".

Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? , d’Anne-Laure Amilhat Szary, PUF, 14 euros.

Notes

[1C’est vrai, par exemple, des flux d’échanges entre vieilles familles de négociants du Nord-Cameroun, ou du commerce des fèves de cacao entre le Ghana et la Côte d’Ivoire.

[2Ce sont les camps, les zones de rétention qui se multiplient : pour ne citer qu’eux, ceux de Tinzouaten, entre le Mali et l’Algérie ; de Holot, en Israël ; de Subotica, en Serbie ; et bien sûr, plus près de nous, Calais.

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