Nuit debout a-t-il été récupéré par des professionnels apolitiques du militantisme 2.0 ? C’est l’accusation qu’a portée sur la place de la République une partie du mouvement lors de l’Assemblée générale samedi 14 mai. « Sous couvert de contraintes techniques, de connaissance des mécanismes du buzz ou par imposition autoritaire d’une stratégie de communication positive et inclusive qui bannit par exemple le préfixe "anti" », les personnes qui se sont « accaparées la communication en ligne » « trient et censurent les contenus publiés sur Facebook sur Twitter et sur le portail nuitdebout.fr », ne diffusent que des « messages apolitiques inoffensifs » et « démobilisateurs », a ainsi déploré Victor, jeune nuitdeboutiste actif depuis les premiers jours dans la commission Action – qui a depuis fusionné avec les commissions Convergence des luttes et Grève générale au sein d’un pôle Lutte debout.
Un "media center" trop indépendant ?
Dans un texte diffusé jeudi intitulé "Leur combine, nos luttes", une trentaine de « participant-e-s actifs/ves aux commissions structurelles et thématiques qui permettent l’occupation concrète de la place de la République » développent cette critique. Ils dénoncent notamment le fait que le nom de domaine Internet nuitdebout.fr ait été acheté par une société privée, Raiz.
Cofondée par Baki Youssoufou, cette « agence spécialisée dans le conseil, la formation et le recrutement en community management, stratégie digitale et brand content » s’est en effet empressée, dès le 1er avril, d’acheter le prometteur nom de domaine. Si Baki Youssoufou crie à la diffamation, assurant l’avoir immédiatement cédé à la commission Numérique, ses détracteurs se plaignent de ne pas avoir eu accès aux codes d’administration, ce qui les a obligés à utiliser une autre url : convergence-des-luttes.org. Quant aux messages postés sur les comptes Facebook et Twitter de la Nuit debout, ils sont eux aussi contrôlés par la commission Media center animée notamment par Benjamin Ball, Joseph Boussion et… Baki Youssoufou, qui revendiquent leur « indépendance » et ne soumettraient donc pas la ligne éditoriale aux autres commissions.
Il faut croire que le coup de gueule a commencé à produire ses effets : le site nuitdebout.fr s’est métamorphosé samedi 21 mai, affichant de nombreux articles offensifs, y compris du site Lundi Matin, proche du groupe de Tarnac. Jusqu’alors, la page d’accueil se contentait de présenter un "manifeste" de sept lignes expliquant vaguement que « des assemblées se forment où les gens discutent et échangent » sur « l’avenir de notre monde » et que « l’humain devrait être au cœur des préoccupations de nos dirigeants ». Une pétition We sign it, non moins vague, était aussi mise en avant : « Cette pétition ne porte pas d’autre revendication que de permettre à tous ceux et celles qui veulent participer à une #NuitDebout de pouvoir s’organiser et le faire. » On aurait cherché en vain la moindre mention de la loi El Khomri, du néolibéralisme, des actionnaires ou des patrons.
"Historiques" anticapitalistes vs militants professionnalisés
Si le site nuitdebout.fr s’est indéniablement enrichi de manière à mieux refléter la diversité des approches politiques qui traversent le mouvement, il n’en reste pas moins que deux conceptions opposées de l’action politique continuent de s’affronter.
D’un côté, les "historiques" qui ont travaillé en amont de la première Nuit debout, lancée dans la foulée de la contestation de la Loi El Khomri, et qui sont très impliqués sur la place de la République, notamment dans les commissions structurelles (logistique, accueil, animation, cantine etc.) et dans le pôle Lutte debout. Ils affirment dans leur texte être « attaché-e-s viscéralement au combat anticapitaliste et à une critique radicale de la démocratie représentative ». Un contenu politique explicite dès le premier communiqué de presse : « Nos gouvernants sont murés dans l’obsession de perpétuer un système à bout de souffle, au prix de "réformes" de plus en plus rétrogrades et toujours conformes à la logique du néolibéralisme à l’œuvre depuis trente ans : tous les pouvoirs aux actionnaires et aux patrons, à ces privilégiés qui accaparent les richesses collectives ». Un autre communiqué daté du 4 avril inscrivait la réforme du travail dans les politiques d’austérité imposées dans toute l’Union européenne.
De l’autre côté, un militantisme professionnalisé, maîtrisant les outils numériques, mettant l’accent sur la « conscientisation » des « individus » et ne se reconnaissant pas dans les « formes traditionnelles de lutte » structurées par des « collectifs en lutte ». Dans sa "lettre ouverte en réponse à l’intervention en AG du 14 mai", l’équipe du Media center fustige ainsi les « défenseur-se-s de la pureté idéologique » et rappelle que « nous ne changerons pas le monde avec une minorité radicale qui détiendrait la vérité ». Il s’agit là d’une approche plus "inclusive", réfutant par exemple la notion d’ "ennemis de classe".
Nommer l’adversaire pour faire converger les luttes
Parlant à Regards « uniquement en son nom propre », Baki Youssoufou, qui a également cofondé le site de pétitions en ligne We sign it, justifie ainsi sa vision de l’action politique : « C’est facile de critiquer le capitalisme, tout le monde peut le faire. Même Valls et Hollande le font. Mais c’est trop souvent incantatoire et pas assez incarné », estime-t-il. S’il dit s’inscrire lui même dans une démarche anticapitaliste, il met en garde contre la tendance « paternaliste » de certains à « imposer un vocabulaire » marxiste qui risque d’éloigner « ceux qui pourraient vouloir lutter et rejoindre un mouvement de contestation de l’ordre établi en utilisant leurs propres mots ». « Obliger les gens à jurer sur la bible de l’anticapitalisme avant de nous rejoindre c’est comme obliger les croyants à prier dans une langue qui n’est pas la leur », s’emporte Youssoufou, qui en a « assez d’être traité de mou ou de Bisounours » sous prétexte qu’il « n’est pas dans l’insulte ».
Si la volonté de l’activiste de « toucher les masses » et non pas seulement « les gens initiés » en évitant un vocabulaire trop clivant peut se comprendre, on peut douter de l’efficacité d’un mouvement qui, à force de se vouloir inclusif et positif, craint trop de nommer ses adversaires. « Car c’est précisément le fait d’identifier et de nommer ses adversaires communs qui permet d’amorcer la convergence des luttes, par exemple avec les ouvriers et les quartiers », insiste une militante du pôle Lutte debout.
Énoncer clairement ses objectifs politiques c’est enfin le meilleur moyen d’éviter de tomber dans le « citoyennisme intransitif » fustigé par Frédéric Lordon ou dans ce que le philosophe Jacques Rancière appelle « la dilution de la politique dans une sorte de fraternité new age ». Un storytelling positif et édulcoré des enjeux de la Nuit debout peut contribuer à attirer plus de personnes au mouvement. Mais comme le disait Victor en AG, « la révolution des like n’aura pas lieu. »
Article édité le 23/05 à 9h pour intégrer les rectifications de Benjamin Ball
CQFD. La neutralité n’existe pas elle est du côté du pouvoir car inoffensive.
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