L’onde de choc des attentats des 7 et 9 janvier n’a pas fini de produire des effets qu’il est aujourd’hui difficile de calculer. Pour sortir plus vite de la stupeur, pour mesurer les dangers et poser les questions les plus essentielles, nombre d’intellectuels se sont exprimés, selon des positions qui marquent souvent des convergences, parfois des désaccords.
Nous proposons ici une sélection de ces contributions, regroupées par thèmes, afin de nourrir une réflexion plus que jamais indispensable.
Contre les stigmatisations
Olivier Roy : "La peur d’une communauté qui n’existe pas"
« Et pourtant, on ne cesse de parler de cette fameuse communauté musulmane, à droite comme à gauche, soit pour dénoncer son refus de vraiment s’intégrer, soit pour en faire une victime de l’islamophobie. Les deux discours opposés sont fondés en fait sur le même fantasme d’une communauté musulmane imaginaire. »
Didier Fassin : "Notre société a produit ce qu’elle rejette aujourd’hui comme une monstruosité infâme"
« Alors, se réclamant de valeurs dont ils oublient qu’eux-mêmes les appliquent sélectivement tandis qu’elles sont reconnues par la plupart des musulmans, celles et ceux qui considèrent qu’il serait dangereux de comprendre s’indignent. »
Collectif : "Plus que jamais, il faut combattre l’islamophobie"
« Nous ne défendons pas les musulmans, mais l’avenir de la société française dans sa diversité. Nous représentons un espoir que nos détracteurs risquent de détruire. L’essentiel est d’assurer l’égalité entre tous. »
Éric Fassin : "De #JeSuisCharlie à #NotInOurName"
« On aimerait, sans trop y croire, que les figures publiques qui jouissent aujourd’hui en toute bonne conscience d’une célébration des valeurs démocratiques, à leur tour, se sentent appelées à protester contre leur récupération islamophobe, xénophobe et raciste. »
Quelle laïcité ?
Pierre Khalfa et Gustave Massiah : "Mettons la laïcité au service de l’intégration et non de la stigmatisation"
« Ne pas voir que le vocable de laïcité est l’enjeu d’une bataille politique pour sa définition laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Se contenter aujourd’hui de se réclamer de la laïcité sans en définir le contenu peut amener à toutes les dérives. »
Jean Baubérot : "Être Charlie. Être laïque"
« Attention à ne pas canoniser les victimes. Attention à accepter le droit à la critique, fut-elle considérée comme blasphématoire, à l’égard de représentations de la laïcité, comme à l’égard de représentations philosophiques ou religieuses. »
Contre l’union sacrée
Frédéric Lordon : "Charlie à tout prix ?"
« Il y a une façon aveuglée de s’extasier de l’histoire imaginaire qui est le plus sûr moyen de laisser échapper l’histoire réelle — celle qui s’accomplit hors de toute fantasmagorie, et le plus souvent dans notre dos. Or, l’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule. »
André Gunthert : "La défaite Charlie"
« Soudée par la peur, le deuil et la colère, la communauté qui fait bloc contre l’ennemi est profondément régressive. Elle se berce de symboles pour faire mine de retrouver une histoire à laquelle elle a cessé depuis longtemps de croire. »
Collectif : "Non à l’union sacrée !"
« Nous ne participerons pas à l’union sacrée. On a déjà vu à quelle boucherie elle peut mener. En attendant, le chantage à l’unité nationale sert à désamorcer les colères sociales et la révolte contre les politiques conduites depuis des années. »
Critique de la religion et liberté d’expression
Haoues Seniguer, Abdellatif Idrissi, Dominique Avon, Rachid Benzine : "Le monde souffre de schizophrénie"
« Loin de nous l’idée de réduire les religions, comme les idéologies non-religieuses, à la face violente qu’elles ont véhiculée dans l’histoire. Mais qui osera affirmer que des paroles et des actes mortifères n’ont jamais été commis au nom d’une foi, quelle qu’elle soit, à travers l’histoire ? »
Karim Emile Bitar : "Caricatures et liberté d’expression : le choc des hypocrisies"
« Mais au-delà des petites tartufferies des derniers jours, c’est tout le débat autour de la liberté d’expression et des caricatures du prophète qui a eu lieu depuis dix ans autour de Charlie Hebdo qui a été marqué par le choc de deux monumentales hypocrisies parallèles, chaque partie se montrant incapable de faire tomber ses œillères et de sortir de la paranoïa, du double discours et des indignations sélectives. »
Christophe Ramaux : "La gauche radicale a eu tort d’attaquer la prétendue islamophobie de Charlie"
« La rédaction de Charlie avait raison : en les accusant d’islamophobie, c’est un procès en racisme que d’aucuns s’autorisaient à son encontre. Une salissure ignoble pour ces dessinateurs et écrivains qui ont toujours eu l’antiracisme chevillé à la plume. »
Menaces sur les libertés
Robert Badinter : "On ne touche pas au cœur de la démocratie sans s’affaiblir"
« Ne nous laissons pas aller à ces ripostes de papier presque dérisoires qui consistent à fabriquer textes, exceptions qui méconnaissent les principes fondamentaux. (…) Il faut être extrêmement ferme face à des réactions que l’on peut comprendre, le désir de protection contre des tueurs, mais ce n’est pas là que cela se situe. »
La Quadrature du Net : "Non à l’instrumentalisation sécuritaire"
« Depuis 1986 chaque acte terroriste a été suivi d’une loi antiterroriste, lesquelles entraînent systématiquement un recul des libertés fondamentales au prétexte de la sécurité. »
Pour conjurer le pire
Dominique G Boullier : "Il y aura d’autres Charlie tant que…"
« Oui, il faut défendre becs et ongles la liberté contre le totalitarisme des sectes islamistes mais il faut réfuter les modèles de liberté libérale qu’a engendrés la finance et qui ont détruit de l’intérieur le moral et la morale des pays capitalistes pour générer partout le ressentiment. »
Roger Martelli : "Se sortir de la guerre et non pas chercher à la gagner"
« Si notre société s’accoutumait durablement à l’idée qu’elle est en guerre, toute faille dans l’État de droit conduirait immanquablement à la déraison d’État. Auquel cas, comme par une ironie de l’histoire, on pourrait se dire que Ben Laden et les tueurs de Paris ont gagné "leur" guerre. »
Étienne Balibar : "Trois mots pour les morts et pour les vivants"
« À l’exploitation de l’islam par les réseaux jihadistes (…) ne peut répondre qu’une critique théologique, et finalement une réforme du "sens commun" de la religion, qui fasse du jihadisme une contrevérité aux yeux des croyants. »
Profs en première ligne
Bernard Girard : "Une minute de silence perturbée, c’est un appel à éduquer autrement"
« La réalité de l’école, elle est connue de longue date : ce qui sape le "vivre ensemble", ce n’est pas une religion, ni même un foulard sur la tête de quelques jeunes filles, mais la discrimination sociale et ethnique à l’œuvre dans un système éducatif qui, en dépit des discours, reste profondément élitiste. »
Collectif : "Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ?"
« Nous, c’est-à-dire les fonctionnaires d’un Etat défaillant, nous, les professeurs d’une école qui a laissé ces deux-là et tant d’autres sur le bord du chemin des valeurs républicaines, nous, citoyens français (…) : nous sommes responsables de cette situation. »
Chouyo : "Mes élèves, un drame et des mots"
« Nous sommes en première ligne d’une lutte pour laquelle nous n’avons que trop peu de moyens, humains et horaires. (…) Donnez-nous des médecins scolaires, des assistantes sociales, des COP, des assistants d’éducation, des éducateurs, des profs payés et traités correctement. Donnez-nous des heures pour aider à réfléchir, interroger et comprendre le monde dans lequel nos élèves vivent et sont amenés à prendre part. »
Marie : "Pour mes élèves de Seine Saint-Denis"
« Pas d’amalgame, dit-on. Sauf qu’on regarde toujours du même côté quand quelque chose ne va pas. On dresse l’inconscient des lecteurs, même les plus intelligents, à créer une association d’idées entre un attentat terroriste et des gamins de Seine Saint-Denis qui ne représentent pas la majorité et qui sont conditionnés par le milieu qui les a vus naître. »
À lire aussi : "L’école, Charlie et les autres : entrer dans la boîte noire des classes", un recueil de contributions d’enseignants, et l’article de Mediapart "Pour les enseignants, il faut dialoguer, dialoguer et encore dialoguer".
Bonjour,
Je m’interroge sur la tactique politique à mener suite aux évènements des 7 et 9 janvier et de leur traitement médiatique. (Par précaution, je préfère dire que je cherche à comprendre et que si ce que j’écris est problématique c’est pour pouvoir comprendre et avancer dans ma réflexion).
Eric Fassin a sur différents thèmes (voir son blog Mdt) montré que ce n’est pas parce que l’on se considère non homophobe, non raciste, non romanophobe ou non islamophobe, que l’on ne participe pas pour autant et en effet à une politique raciste.
Par exemple, sur le site Mes débats et à propos de l’homophobie, à la question : Avancer qu’être contre le mariage gay revient à être homophobe n’est-il pas caricatural ? Eric Fassin répond que cela participe à une "homophobie en effet".
Il me semble inimaginable que les personnes qui ont critiqué Charlie Hebdo pour son islamophobie aient voulu la mort de ces derniers. Mais pour autant, n’ont-ils pas participé, en effet, à une politique plus large de disqualification et de condamnation de ceux-ci ?
S’il existe une alternative a : être pour ou contre Charlie Hebdo, n’est-ce pas prendre le risque de considérer qu’il y a une alternative à être pour ou contre l’homophobie, la romanophobie, l’islamophobie, etc. ?
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