Il est rare que la télévision consacre un documentaire à un philosophe. Il est encore plus rare que la télévision produise un documentaire consacré à un philosophe marxiste. Mais, dira-t-on, pourquoi s’interroger encore sur la figure d’un de ceux-là – Louis Althusser – dont l’œuvre aura sans doute fait sensation, mais dont le rayonnement s’est, peut-on imaginer, limité aux seules années 60 ? Et qui est, hélas, mieux connu, aujourd’hui, pour le drame qui aura césuré sa vie : le meurtre de sa femme, Hélène, dans les locaux de l’École normale supérieure ?
C’est qu’à vrai dire, L’aventure Althusser, diffusé par Arte, est un moins un documentaire sur Althusser qu’une radiographie de "l’effet Althusser", des raisons pour lesquelles l’œuvre d’un philosophe marxiste, au détour des années 60, a pu connaître, jusqu’à nos jours, un tel retentissement.
Penser ensemble philosophie et politique
On imagine mal aujourd’hui, il est vrai, l’effet de délivrance, de libération qu’a pu représenter le travail d’Althusser. Le PCF est alors un parti de masse, et le marxisme, en-dehors même des cercles communistes, est présenté (par Sartre) comme un horizon théorique indépassable. Mais précisément, le marxisme doit-il son poids, sa légitimité théorique, à sa relation avec un parti de masse – ou bien le marxisme, la philosophie marxiste ont-ils une force et une rigueur théoriques propres ?
La question est d’autant plus embarrassante que le marxisme se donne pour une rencontre inédite : celle de la philosophie et des masses, de la théorie et de la pratique réalisée dans l’histoire. Et que les dirigeants communistes – de Lénine à Staline et Mao – se donnent également comme des figures intellectuelles incontestables, au moins dans l’espace communiste. Comment, dès lors, alors que s’amorce la déstalinisation après la publication du rapport Khrouchtchev, penser ensemble philosophie et politique ? Sans sacrifier la première à la seconde, ni renoncer, pour autant, à leur unité ? Autrement dit, comment concilier rigueur théorique, exigence de vérité et politique de masse ?
Althusser s’en explique dans une remarquable interview à la RAI, qui ouvre le documentaire : « Je pense que, d’une certaine façon, dans certains cas, pour rectifier une erreur il y a besoin de persévérer dans l’erreur. Pourquoi ? Il s’agit d’un problème de masse. Si comme intellectuel tu découvres une erreur, que tu la rectifies pour ton compte, et si tu te mets à dire, à proclamer "Moi, j’ai compris que c’était une erreur !", "Je l’ai rectifiée et vous devez tous la rectifier". Si tu ordonnes la rectification, hein ! Eh bien tu fais une sottise. Les gens doivent comprendre les choses par eux-mêmes. Sinon, c’est un ordre venu d’en haut, et rien ne change ».
Changer le parti, changer le marxisme, changer le monde
Il y a là tout le style d’Althusser, condensé : le souci extrême de la rigueur théorique, mais aussi de l’adresse, de la souplesse, de la "justesse", arraché par conséquent à tout ce qui ressemblerait à un dogmatisme, un autoritarisme théorique, procédant par injonction et "interpellation", assujettissement des individus et des masses à un régime et un appareil idéologique (serait-il celui de l’école ou du parti). Bien sûr, Althusser rusera pour lui-même avec le parti et l’école. On le sait, il ne quittera jamais le cercle du PCF ou de l’École normale supérieure. Et il arrivera que, parfois, par-dessus la tête de ses élèves comme ceux-ci le reconnaissent, il continue à s’adresser aux dirigeants du PCF pour tenter de se les rallier.
Il n’empêche. Althusser aura voulu, en théorie et en pratique, changer le parti, changer le marxisme, changer le monde. Et cette aspiration – sans doute traversée par la folie maniaque qui s’emparait de temps à autre d’Althusser – fut bel et bien partagée. Par ses élèves, les étudiants, et au-delà, une partie non négligeable du monde intellectuel et militant (les étudiants communistes engagés contre la guerre d’Algérie, notamment). Et c’est justement là ce qu’on a appelé "l’althussérisme" : une manière d’interroger avec rigueur les évidences de son temps, sans que cette rigueur et cette interrogation ne dégénèrent en radicalisme, en violence dogmatique.
Bien sûr, dans cette mise en question du marxisme par lui-même – les titres des grands livres d’Althusser, Pour Marx, Lire le Capital, ne peuvent pas ne pas résonner comme des mots d’ordre – il y a la tentation du radicalisme propre à toute grande tentative hérétique. Relire Marx, et relire Marx en revenant au texte de Marx comme le firent Althusser et ses élèves, est une manière de revenir aux sources et à la pureté des sources, et par conséquent de disqualifier les interprétations concurrentes (celle de Sartre bien sûr, mais également toutes les interprétations humanistes de Marx qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, avaient fait les beaux jours du stalinisme).
Conjuguer Marx au présent
Seulement, cette relecture de Marx se fera également au nom des droits du présent, et d’une rupture théorique et pratique avec un marxisme étroit. C’est en s’emparant des outils de la psychanalyse, de l’épistémologie contemporaine, et de ce qu’on appellera le structuralisme, que Louis Althusser et ses élèves rénoveront le marxisme. Et réveilleront ce qui, de Marx et de la philosophe marxiste, pouvait encore revenir pour notre temps. Si bien que l’on peut dire qu’il s’est moins agi, de fait, d’un retour à Marx, que d’un retour de Marx, dans l’espace de la conjoncture théorique et politique la plus actuelle. D’où, sans doute, l’effet de surprise, de saisissement qui s’est alors emparé des lecteurs d’Althusser. Soudain, l’on pouvait croire rencontrer Marx pour son temps. Non plus le Marx figé dans l’académisme universitaire, ni même le Marx précautionneusement embaumé, au fond, dans les pieuses déclarations des dirigeants du Parti communiste – mais un Marx au présent.
Tous ses élèves, ses amis (notamment Lucien Sève) en conviennent. Ses lettres à Franca, sa maîtresse italienne, en témoignent également. Althusser était rigoureusement marxiste et communiste, mais il haïssait le dogmatisme et la violence. Althusser était, bien plutôt, un homme d’une grande douceur, d’une grande bonté même, et l’on s’expliquerait mal, sinon, qu’il ait pu aussi longtemps dialoguer avec des penseurs relativement étrangers au marxisme : Foucault, Lacan, ou Derrida. Toujours dans l’interview à la RAI, l’on peut entendre Althusser prononcer cette phrase, qui n’a quelque chose d’étonnant que pour ceux qui ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre que l’antihumanisme théorique d’Althusser n’excluait pas, mais impliquait au contraire une forme d’humanisme pratique : « Le communisme, c’est le respect de l’homme ».
Respect de la rigueur théorique, respect des masses, respect de cet événement, de cette nouveauté théorique et pratique que représenta l’irruption du marxisme sur la scène intellectuelle et politique, c’est sans doute, au-delà des grands concepts althussériens (la "coupure épistémologique", la "détermination en dernière instance"), le geste d’Althusser que nous devenons retenir pour notre propre présent. C’est-à-dire apprendre, pour notre temps, à ne traiter Marx et le marxisme ni en chiens crevés, ni en idoles statufiées, mais en faire l’élément d’une critique du présent – en répéter la force de rupture encore inouïe.
Merci à ARTE (dont je n’ai pas souhaité regarder l’émission) qui a donné à Gildas Le Dem l’occasion de commettre cet excellent article qui je l’espère stimulera la curiosité de nombre de lecteurs pour le travail essentiel, on ne peut plus en prise sur l’actualité, d’un des plus grands philosophes, penseurs et pédagogues du XXème siècle. Merci encore.
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