Article extrait de "l’enquête sur l’engagement des jeunes" dans le numéro de printemps de Regards.
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En parlant de rap, on a tendance à tomber dans l’éternel mantra : « C’était mieux avant. » Sans y souscrire, une remarque, au moins, s’impose : où sont passés les rappeurs engagés et areligieux ? Où sont les Sniper, NTM, La Rumeur, qui occupaient les ondes avec des messages à teneur politique sans passer par le religieux pour s’exprimer ? Car depuis quelques années, la revendication s’est discrètement déplacée vers la référence au fait religieux. Ils se nomment Kery James, Abd Al Malik, Ali, Médine. Qu’ils soient de la jeune génération ou de l’ancienne, leur lien commun, au-delà du rap, c’est l’islam.
Certes, cette affirmation de la foi, musulmane ou autre, est très minoritaire dans le hip-hop français. Et même parmi les artistes évoqués ici, si l’islam berce leurs vies quotidiennes, s’ils prêchent la paix ou luttent contre l’islamophobie, le message religieux reste rare. Mais c’est bien l’islam qui les rapproche. Une religion, et autant de manières de l’évoquer, à des fins parfois bien différentes.
L’affirmation d’une appartenance stigmatisée
Le phénomène n’est pas nouveau. Déjà en 1996, Yazid, ancien membre du groupe NTM, rappait dans Islam : « Religion que le monde repousse et blâme. Blasphémé par des simples d’esprit dénués d’âme. Trop souvent musulman est synonyme de Coran. Trop de gens l’interprètent mal, sont ignorants. » Ali, lui, cela fait quinze ans que le grand public le connaît : il était le comparse de Booba, à l’époque du groupe Lunatic. Il vient de sortir son troisième album, Que la paix soit sur vous, promis à un succès commercial mesuré, malgré sa qualité indiscutable. Ali y parle majoritairement de sa foi, d’introspection et de la recherche d’élévation. Loin du prêche, comme il l’explicite dans une interview au magazine de rap Booska-P : « Je vis ma foi, donc elle ressort dans ma musique. » Ali se dit « conscient de l’impact que [ses] paroles vont avoir sur les plus jeunes. »
Pourtant, ce rappeur des Hauts-de-Seine n’est pas du genre donneur de leçons, ce qui ne l’empêche pas de saupoudrer son album de mises en garde, comme dans sa chanson Art : « Là où les hommes sont des loups, les gosses sont des cabris. Mettez l’humanité à l’abri. » C’est ce qu’il appelle son « devoir de citoyen » Ali a un autre devoir, celui d’expliquer ce qu’est l’islam. Face à la montée de l’islam radical et de l’islamophobie, lui se place au milieu : artiste religieux, jamais extrême. Son dernier album commence par ces mots : « La paix est le message, là où la haine est comme un marécage. » Et pour promouvoir la paix, Ali n’hésite pas à tendre la main aux autres religions, comme ici dans Dialogue : « “Salam” dans les mosquées, “shalom” dans les synagogues. Seuls les cœurs sincères sont ouverts au dialogue. » Ou encore dans Suprême mélodie, peut-être ses plus belles rimes :
Ali n’est pas sans rappeler un de ses homologues : Abd Al Malik. Rappeur, cinéaste et penseur, Abd Al Malik a récemment fait parler de lui parce qu’il a avancé dans Télérama que du côté de Charlie Hebdo, il y avait une responsabilité, ou plutôt une « irresponsabilité », non sans lien avec l’attaque de janvier. Abd Al Malik, s’il a quitté le rap pour l’univers plus modeste du slam, utilise sa médiatisation pour défendre les musulmans, en tant que minorité opprimée. Mais sans violence, avec sa plume pour arme. Ses mots, empreints de spiritualité, ne versent pas dans le prêche. L’Alsacien préfère raconter des histoires, des contes. Le concernant, on pourrait parler de l’affirmation d’une appartenance stigmatisée.
Croyance et engagements
Pour Karim Hammou, sociologue chargé de recherche au CNRS et auteur de l’ouvrage Une histoire du rap en France, la présence de l’islam dans cette musique n’a rien d’extraordinaire, car selon lui, « dans une société où le cadrage des problèmes publics se focalise de façon croissante sur la référence à l’islam, l’islam devient un thème plus présent dans les œuvres artistique de rap – qui ont souvent démontrées leur étroite volonté d’interagir avec l’actualité du débat public ». Il considère les rappeurs comme des « producteurs de discours publics parmi d’autres, ayant parfois des propositions dissonantes avec l’orthodoxie politique et médiatique ».
Autre exemple de ce rap imprégné d’islam : Kery James. Il commence à rapper avec le groupe Ideal J, avec lequel il enregistre un premier album dès l’âge de quinze ans, au tout début des années 90. Kery James reste depuis lors un inclassable du rap français. Musulman converti, il passe avant tout pour un citoyen activement engagé. Une dualité qui lui permet d’apporter une autre dimension à son message : la paix et l’éducation. Pour atteindre son but, Kery James « construit des ponts », travaille au « vivre-ensemble » Autant de qualités qui n’empêchent pas le rappeur de porter une critique virulente, avec des textes délibérément agressifs comme Lettre à la République, qui plonge le stylo dans la plaie du passé colonial de la France. Autre thème de prédilection : la critique (on pourrait même parler d’autocritique) de ceux qui, issus de l’immigration, alimentent leurs propres préjugés.
Kery James fait partie de ceux qui ont su résister au tournant commercial du hip-hop. Il regrettait alors : « Le rap n’est plus à contre-courant, il porte les valeurs de la société qu’il est censé contester. » Voilà pourquoi Kery James s’engage, revendique. Et si il le fait parfois au travers de l’islam, il ne se considère pas comme « un rappeur islamiste. Mais quelqu’un qui affirme sa croyance et la chante pour rapprocher les générations. »
La laïcité comme ennemi ?
Plus jeune, le rappeur Médine incarne une autre facette du rap, plus provocateur, plus “punch-liner”. Ces textes sont d’une force rare, comme celui de Alger Pleure. Mais derrière ses paroles crues, sa dénonciation des injustices et des amalgames dont sont victimes les musulmans, Médine reste une énigme. Grosse barbe, grosse voix, un label : Din Records (Din veut dire religion en arabe), des minarets à la place des “i”, et même un album qui s’intitule Jihad. Il l’a toujours affirmé, Médine veut casser les codes de l’islam radical pour mieux lutter contre le radicalisme. Seulement, la polémique née de son dernier morceau, Don’t Laïk, dépasse de loin celle de la Lettre à la République de Kery James. Attaqué de toute part, il justifie sa chanson ainsi : « Mes morceaux appartiennent à cette tradition d’œuvre caricaturiste qui exagère volontairement les représentations pour en extraire un contenu parfois absurde et contradictoire. » Il va même jusqu’à se comparer à Charb... Dans ce titre, le rappeur du Havre appelle tout de même à « mettre des fatwas sur la tête des cons » ou clame « crucifions les laïcards comme à Golgotha ».
Seulement, si Médine prétend « distinguer laïcisme et laïcité », on se demande quelle laïcité il défend. Lui qui affirme « Nietzsche est mort », « Je me suffis d’Allah, pas besoin qu’on me laïcise » ou encore « Le polygame vaut bien mieux que l’ami Strauss-Kahn ». On peine à saisir la satire dans ces propos. Médine peut bien plaider la provocation, celle-ci semble receler un double discours.
En trame de fond demeurent deux questions. D’abord celle du conflit israélo-palestinien. Que ce soit Abd Al Malik dans Jérusalem : « Soudain je priais comme un rabbin. Réalisant que tout à dieu toujours revient. Revenant à moi le Coran comme le livre de David puisque l’amour éteint ce qui divise. » Ou bien Médine dans Gaza Soccer Beach et Kery James dans Avec le Cœur et la Raison. Aucun ne saurait rester neutre. Ensuite, il y a cette interrogation : le rap est-il soluble dans l’islam ? Kery James n’utilise pas d’instruments à vent car ils sont interdits, Diam’s a tout laissé tomber pour se réfugier derrière une burqa.
Certains abandonnent tout simplement, là où d’autres, comme le peu que nous venons de voir, continuent à rapper. Car s’ils rappent leur foi, ils diffusent surtout un message qui va au-delà du fait religieux. Karim Hammou relève « une certaine obsession de l’islam [qui] surdétermine actuellement les débats publics autour du rap. L’association d’une critique sociale et d’une référence religieuse dans le rap contemporain vise le plus souvent ce traitement public, politique et médiatique réservé à l’islam et aux musulmans. » En d’autres termes, qu’ils l’abordent par le biais de l’islam ou par un autre, les rappeurs ne font que décrire des réalités sociales qui touchent des milliers de Français sans autres voix ni porte-parole qu’eux.
Dans une société non-laïque ce rap serait interdit.
Ces rapeurs pratiquent sans savoir que c’est l’existence de la laïcité qui le leur permet.
Leurs ignorances sont affligeantes autant que leurs inconséquences de ne pas aller vivre dans la quarantaine de pays à Charia..
La cupidité explique bien des choses...
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