Le bon côté de l’élection de Trump –car oui, il y a peut-être un bon côté – c’est que la (vraie) gauche américaine s’est rarement aussi bien portée. Premier constat notable : les Américains sont dans la rue. Plutôt que de rester sonnés devant leur télévision, à se pincer face à la victoire réputée impossible du candidat républicain, de nombreux citoyens se sont mis en mouvement pour "résister" collectivement au nouveau locataire de la Maison blanche.
Dès le lendemain de son investiture, plus de deux millions de personnes ont participé à des centaines de "Marches des femmes" pour la défense des droits civiques. Une semaine plus tard, des milliers de manifestants ont envahi les aéroports pour protester contre la fermeture des frontières aux réfugiés et aux ressortissants de sept pays musulmans. Le 16 février, des dizaines de milliers de travailleurs immigrés ont fait grève lors d’une "journée sans immigrés". La semaine dernière, les anti-Trump ont profité des vacances parlementaires pour perturber les "townhall meetings", les rencontres que tiennent les élus de retour dans leur circonscription, et les interpeller contre l’abrogation d’Obamacare.
Il faut prendre la mesure du chemin parcouru depuis quelques années : les milliers de détentions et expulsions arbitraires et semi-légales de musulmans dans la foulée du 11-Septembre étaient passés quasiment inaperçues, le traumatisme des attentats rendant toute critique inaudible à l’époque. Trump fait peur, mais il est plus fragile qu’il n’y paraît, sa position de pouvoir tenant davantage à des dysfonctionnements institutionnels anti-démocratiques qu’à un quelconque soutien de masse.
Résister ne suffira pas
Élu par seulement un quart des électeurs admissibles (en tenant compte de l’abstention), il enregistre la plus faible cote de popularité depuis des décennies pour un président nouvellement élu. Quant aux Républicains du Congrès, ils n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur comment abroger la réforme maladie d’Obama, l’une de leurs promesses principales, sans provoquer la révolte de millions d’Américains…
Mais résister aux projets néfastes de Trump est une chose, arracher des victoires une autre, et construire un véritable mouvement unifié de gauche encore une autre. L’histoire américaine récente est remplie de mobilisations prometteuses mais vaines : pourtant massives, les manifestations anti-guerre de 2003 n’ont pu arrêter l’invasion de l’Irak. Le mouvement Occupy de 2011 a donné une visibilité à la critique de la finance et au creusement des inégalités, sans pour autant obliger Obama à réguler Wall Street au-delà du timide Dodd-Franck Act. Black Lives Matter a sensibilisé l’opinion aux violences policières racistes sans déboucher sur des résultats judiciaires ou législatifs concrets.
Alors si les mobilisations actuelles contre le Muslim Ban, contre la suppression de l’Affordable Care Act et pour les droits des femmes sont encourageantes, les militants de gauche savent qu’ils doivent désormais les relier entre elles et surtout les raccorder à un mouvement ouvrier plus large, susceptible de lancer des grèves d’ampleur et de bloquer la production.
Le capitalisme rejeté par la moitié des jeunes
Or ce mouvement d’ampleur est pour le moment inexistant. Les syndicats, moribonds, restent dans leur majorité inféodés à un Parti démocrate qui n’a pourtant cessé de les trahir, et certains se montrent même prêts à collaborer avec Trump en échange de miettes sectorielles, à l’instar de Sean McGarvey, le secrétaire de l’Union des travailleurs de la construction. En déclin depuis les années 1980, les syndicats se préparent à subir une nouvelle offensive majeure, les Républicains cherchant à faire passer une loi "Right to work" fédérale interdisant les accords syndicaux avec les employeurs et privant les organisations des cotisations versées par les salariés.
La gauche ne part pas de zéro cependant. Les 13 millions de voix récoltées par Bernie Sanders aux primaires démocrates indiquent que de plus en plus d’Américains sont prêts à rompre avec le néolibéralisme austéritaire et sécuritaire des trente dernières années. Les sondages le confirment : 58% des Américains pensent que l’Obamacare devrait être remplacé par une sécurité sociale publique, 66% sont favorables à une augmentation du salaire minimum, 61% trouvent que les riches ne paient pas assez d’impôts…
Plus surprenant encore : 51% des 18-29 ans disent rejeter le capitalisme, et 33% vont jusqu’à soutenir le "socialisme" — le mot n’est plus un stigmate pour la génération post-guerre froide. Les Democratic Socialists of America (DSA), la principale organisation socialiste du pays, en ressent déjà les effets : les adhésions ont quasiment triplé depuis mars dernier, atteignant les 17.000 membres en février, avec 90 sections dans 37 Etats.
Rien à attendre des Démocrates
La conjoncture semble favorable au renforcement d’un tel mouvement. Car si la séquence actuelle a clarifié quelque chose, c’est que ce n’est pas le Parti démocrate qui pourra l’incarner. Son attachement viscéral aux dogmes néolibéraux (et à la défense des intérêts financiers de ses donateurs) ont empêché Hillary Clinton de proposer la moindre mesure susceptible de redistribuer un tant soit peu les richesses et d’améliorer significativement la vie des "99%". Avec rien à offrir, sa campagne électorale a consisté à brandir l’épouvantail Trump en espérant que la seule crainte de sa présidence cauchemardesque suffise à inciter assez de gens à voter pour elle.
Cette stratégie du moindre mal ayant échoué, l’injonction faite aux radicaux de taire leurs critiques et revoir à la baisse leurs attentes pour se rallier sagement au candidat démocrate et ses propositions "raisonnables" ne tient plus. La gauche se sent d’autant plus libre de développer son propre programme en dehors du Parti démocrate que ce dernier n’est pas près de se départir de sa ligne centriste.
Réunis samedi pour élire leur nouveau leader, les membres du Comité national ont choisi l’ancien secrétaire au travail d’Obama, Tom Perez, contre Keith Ellison, le candidat soutenu par Sanders. Et il est à prévoir que le parti poursuive sa droitisation, à mesure qu’il courtise l’aile "modérée" néolibérale des Républicains, rebutée par l’hétérodoxie protectionniste et anti-immigration de Trump.
« Vous méritez mieux »
Pour la première fois depuis les années 1960, il existe donc un large espace à investir à gauche du paysage politique. Il s’agit pour les supporters déçus de Bernie Sanders d’y mener la bataille idéologique. Contre la droite ethno-nationaliste au pouvoir, mais surtout contre le néolibéralisme du Parti démocrate, pour que son candidat ne puisse pas se présenter aux élections législative de 2018 et présidentielle de 2020 comme meilleur recours contre Trump.
Certes, le système électoral américain rend la construction d’un tiers parti socialiste quasiment impossible. L’éphémère Parti ouvrier, créé en 1996 par Tony Mazzocchi, vice-président d’un grand syndicat des travailleurs de l’énergie, l’a appris à ses dépens. Mais cela ne doit pas freiner l’émergence de candidatures ouvertement "socialistes", défendant un programme explicitement de gauche, et financées en toute transparence par leur propre réseau. Que ces candidats concourent sur le papier comme "indépendants" ou "démocrates" selon les primaires est finalement secondaire.
Pour Bhaskar Sunkara, fondateur de la revue socialiste Jacobin et membre du bureau national de DSA, la conquête par un tel candidat de la Maison blanche en 2020 n’est pas un objectif irréaliste. « Le message à porter est simple, affirme-t-il sur la chaîne nationale PBS : vous travaillez dur, vous méritez beaucoup plus et ceux qui vous en empêchent sont la classe des millionnaires et des milliardaires. Vous méritez des soins de santé gratuits, une éducation de qualité, un logement décent et il y a largement assez de richesse pour fournir ces biens à tout le monde. »
Enfin une bonne nouvelle !
Les états-unis ont connu un très important mouvement ouvrier socialiste, très combatif jusqu’à la 2ème guerre mondiale, puis, guerre froide aidant, le socialisme américain a du se faire discret ; il en fallait peu pour passer pour un communiste "traitre à la patrie". Cependant la lutte a continué notamment dans des mouvements comme les droits civiques, les anti guerre du Vietnam, le black panther party.. jusqu’aux années 70 et l’arrivée du néolibéralisme au pouvoir avec reagan.
Jacobin est une très bonne revue, très internationaliste et bien plus intéressante que bien des journaux "de gauche" d’ici.
J’espère que les militants socialistes américains vont arriver à toucher les classes populaires dépolitisées, ça aidera le monde entier à se débarrasser de cette saloperie totalitaire qu’est le néo -libéralisme ; autant dans sa version "de gauche" que "de droite".
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