L’enquête électorale menée par le Cevipof sur les fonctionnaires et le vote FN téléchargeable ici à l’automne 2015 marque une évolution profonde et inquiétante de cet univers professionnel. Fortes de 5,6 millions d’agents, soit plus de 21% du salariat français, les trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) ont longtemps semblé résister à la progression de l’extrême droite, cette époque est désormais révolue.
À bien des égards, les fonctionnaires sont des salariés comme les autres et il n’y avait guère de raison que leur vote échappe aux tendances lourdes qui traversent la société française. Mais l’enquête, parce qu’elle permet de différencier entre les fonctions publiques et au sein de celles-ci suivant les différentes catégories A, B ou C [1], se révèle riche d’enseignements qui permettent de souligner à la fois des convergences avec les autres salariés, mais aussi des spécificités propres à la fonction publique.
Une progression globale, mais différenciée
Avec 22,7% d’électeurs du Front national, la fonction publique d’État est celle qui semble la plus réticente vis à vis du parti d’extrême droite. Si le niveau est élevé et en forte progression (+6,7 points) par rapport à 2012, il demeure de dix points inférieurs au vote moyen de l’ensemble des salariés pour le parti de Marine Le Pen (32,5% aux régionales).

Il existe pourtant un biais dans ce résultat : la structure très particulière de la répartition des catégories A, B et C au sein de l’État français (graphique ci-dessous). Ainsi les catégories A (correspondant aux meilleurs salaires et aux plus haut niveaux d’études) y représentent 50% des postes. Cette particularité des fonctionnaires d’État résulte du poids des 840.000 enseignants, tous en catégorie A, que comprennent les 2,45 millions agents de la fonction publique d’État.

Au vu de la structure de l’emploi, le poids du FN devrait en réalité être bien plus faible. D’autant qu’avec 9,8% chez les enseignants du primaire et 9,2% pour ceux du secondaire, le vote reste assez faible chez les professeurs, quoiqu’en progression (respectivement +3,8 et +4,2). Il est à noter que la distinction n’est pas faite entre les enseignants du public et ceux du privé sous contrat – des chiffres qu’il serait intéressant de débusquer [2].

Les cadres et le gros bataillon enseignant ayant peu d’appétence pour le vote frontiste, un tel résultat de 22,7% ne peut s’expliquer sans des points de force, notamment dans la police et l’armée. Regards s’était déjà fait l’écho de cette réalité après les élections européennes de 2014, mais les indications dont nous disposons désormais sont encore plus inquiétantes après les élections de décembre 2015. Policiers et militaires auraient voté à 51,5% pour les listes Front national, pour une progression de 21,5% par rapport à 2012, lorsque MLP recueillait, déjà, 30%. Avec environ 500.000 fonctionnaires lorsqu’on regroupe Police nationale, Gendarmerie et Armée française, l’emprise du parti de Marine Le Pen pèse lourd dans le résultat global de la fonction publique d’État.
Des catégories C tentées par le FN
Le vote FN atteint des niveaux très élevés parmi les fonctionnaires de catégories C : 26,7% dans la territoriale, 33,6% dans la fonction publique d’Etat, 38,9% dans la fonction publique hospitalière. Cette situation est évidemment le décalque de la montée du FN parmi les employés et ouvriers (respectivement 36% et 43% selon différentes enquêtes) dans l’ensemble du salariat, mais certaines caractéristiques propres à la fonction publique s’ajoutent.

L’absence de revalorisation du point d’indice depuis 2010, soit plus de cinq ans, frappe de plein fouet ces agents qui ont des salaires compris entre 1 et 1,4 fois le smic. La situation est telle que près de 900 000 fonctionnaires ont un traitement inférieur au smic et touchent donc un complément, appelé Indemnité différentielle pour les ramener au niveau du minimum légal. Or ces mêmes fonctionnaires notamment pour les hospitaliers et pour les agents de l’Etat travaillent souvent au cœur des grandes métropoles où sont concentrés CHU, ministères et services publics tout en étant contraint de vivre en grande périphérie.
À cela s’ajoute les politiques de réorganisation des différentes fonctions publiques, la fameuse RGPP. Si celles-ci sont restées relativement mesurées, pour l’heure, dans les collectivités territoriales, elles ont eu de très fortes conséquences tant dans la restructuration de certains ministères que dans le fonctionnement des hôpitaux. L’alourdissement de la charge de travail est souvent allée de pair avec une perte de sens des métiers, sur fond de stagnation des rémunérations, nourrissant colère et exaspération.
À bien des égards, la situation apparaît critique. Comment assurer correctement les missions de service public lorsque tant de fonctionnaires sont abandonnés à leur sort et paupérisés par une politique de réduction drastique des coûts ? Face au délitement, aux tensions centrifuges qui traversent la société française, quelle peut être la dynamique politique lorsque plus de la moitié des forces de répression sont acquises à l’extrême droite ? Prendre conscience du problème, c’est se donner les moyens de modifier en profondeur les politiques menées. Enfermé dans sa doxa libérale et sa dérive autoritaire, le gouvernement de François Hollande a décidé l’inverse.
Un fait qui n’a pas été souligné et qui a aussi son importance, la chute brutale du vote gauche radicale (extrême gauche+ FDG, de 15% en 2012 à 7% en 2015), le PS ne s’en sortant pas si mal que ça (de 36% en 2002 à 34% en 2015 comme somme toute les Verts (passant de 2% en 2012 à 8% en 2015). L’un expliquant, en partie, sans doute l’autre.
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