« Souvent, les journalistes utilisent des termes trop compliqués pour expliquer des choses simples. » Ce constat, Makhtar Fall, alias Xuman (prononcez Roumane), l’a très vite dressé. Mais il a fallu quelques années à cette star du hip-hop sénégalais avant de prendre les choses en main et de devenir lui-même le présentateur d’un JT un peu particulier. Alors qu’il zappe depuis son canapé, en 2009, Xuman tombe sur le "JT agité", une émission d’information française, présentée par le rappeur Derka sur la chaîne W9. L’idée l’inspire mais, par manque de temps, il la range dans un coin de sa tête.
L’influence du mouvement Y’en a marre
En 2011, la scène politique sénégalaise s’agite. Abdoulaye Wade, président du Sénégal depuis onze ans, veut modifier la Constitution pour se présenter une nouvelle fois aux élections présidentielles. La réforme prévoit que 25% des suffrages suffisent pour être élu au premier tour au lieu de la majorité qualifiée, et instaure un ticket présidentiel : un seul vote permettrait d’élire à la fois le président et le vice-président, sur le modèle américain. Les opposants d’Abdoulaye Wade craignent que celui-ci ne veuille transmettre le pouvoir à son fils Karim, alors ministre des Infrastructures et des Transports aériens.
Emmenés par Y’en a marre, un collectif de rappeurs et de journalistes formé quelques mois auparavant (voir encadré ci-dessous) des milliers de Sénégalais, descendent dans les rues en criant « Wade dégage ». Le mouvement parvient à mobiliser la jeunesse sénégalaise grâce à la présence de rappeurs renommés comme Fou malade, et à des chansons fédératrices. Xuman, très ami avec les membres de Y’en a marre, participe à l’écriture de "Faux ! Pas forcé", l’un de ces hymnes.
C’est à ce moment là que l’idée d’un journal rappé refait surface. « Beaucoup de rappeurs parlaient de politique, mais nos singles sortaient au bout d’un an. Je me suis dit "Il y a un problème, il faut que l’on soit plus réactifs, on doit pouvoir écrire et diffuser un texte de rap tous les jours pour informer les gens". C’est devenu une nécessité. D’autant plus que certains jeunes n’écoutent pas les nouvelles, ne lisent pas les journaux. Mais on peut leur donner une vision du monde à travers nos chansons », raconte Xuman .
Rester libres
Il se rend alors chez Keyti, qui habite à quelques pas de chez lui, à Liberté 6, dans la proche banlieue de Dakar. Longtemps "frères ennemis" du rap (avec son groupe Rap’adio, ce dernier n’a pas épargné celui de Xuman, Pee Froiss), les deux artistes sont devenus amis. Pour Xuman, cette collaboration était même devenu « une évidence ».
Sans hésitation, Keyti accepte de se lancer dans l’aventure. Un ami musicien leur compose un "beat" un autre, vidéaste, accepte de les filmer avec son matériel et, en septembre 2012, l’épisode pilote est bouclé. Pendant des mois, ils tentent de vendre leur concept aux télévisions sénégalaises, mais aucune chaîne n’accepte de les diffuser, ou exigent un droit de regard. « Nous, nous ne voulions pas risquer la censure. La priorité, c’était de rester libre dans le ton et dans les sujets traités », explique Xuman. Keyti les convainc alors de mettre l’épisode sur le web. « Pour moi, l’avenir, c’est Internet, assure-t-il. J’étais sûr que ça pouvait marcher. » Le 11 avril 2013, leur premier journal rappé est hébergé sur youtube. En moins d’une journée, des milliers d’internautes cliquent pour regarder cette vidéo de trois minutes cinquante. Il faut dire que le rap est une institution au Sénégal : rien qu’à Dakar, en 2010, on dénombrait plus d’un millier de groupes amateurs.
Impertinence et véracité
« Le lendemain, 2STV nous a appelés pour nous proposer un contrat », sourit Keyti. Les deux rappeurs acceptent la proposition de la chaîne privée sénégalaise, mais refusent de signer un contrat d’exclusivité, avec ce même souci de conserver leur liberté. « On y tenait. On voulait avoir la possibilité de rester impertinent sans jamais déformer la vérité », raconte Xuman. 2STV accepte, Xuman et Keyti ont les mains libres. À partir du mois de mai, tous les vendredis, les téléspectateurs entendent le même lancement, scandé par Xuman : « Bienvenue, installez-vous, on a des nouvelles pour vous. Y’a des bonnes, y’a des mauvaises, mais y’a des nouvelles pour vous. »
Et les voilà, souvent en costume noir et chemise blanche, commentant l’un après l’autre l’actualité sénégalaise et étrangère, selon leur humeur. Le journal dure le temps d’une chanson (trois à quatre minutes) dont les couplets drôles, impertinents et décalés, cherchent à rester fidèles à la réalité.
Les deux présentateurs se concentrent tout particulièrement sur les informations délaissées par les médias traditionnels, comme l’arrestation de Karim Wade, le fils de l’ancien président, les inondations ou l’écologie. « Dans un épisode, on parle de la consommation de sacs plastiques. Le Sénégal utilise cinq millions de sachets quotidiennement ! Personne n’en parlait mais l’impact sur l’environnement est énorme », souligne Xuman.
En wolof et en français
Tournant les sujets sérieux en dérision pour prendre de la hauteur, les deux artistes veulent permettre à ceux qui les regardent, particulièrement les jeunes, de s’approprier les sujets, pour éventuellement passer à l’action. « Pour nous, ce qui est intéressant, c’est de se constituer en contre-pouvoir. On est là pour rendre l’information accessible et dire : "Voila vos droits, à vous de vous en servir" », explique Keyti. Et qui dit accessibilité dit bilinguisme : Xuman assure la première partie en français, Keyti, comme à son habitude, ne rappe qu’en wolof, une langue parlée par 80% des Sénégalais et en passe de supplanter le français. « Les politiques parlent français, mais ici, beaucoup ne sont pas allés à l’école et ne comprennent pas. Mêler les deux langues officielles était donc nécessaire », assure Keyti. Parce qu’il est « plus incisif », le wolof lui permet aussi d’être « plus direct et plus mordant ». Les deux rappeurs ne choisissent d’ailleurs pas toujours les mêmes angles, bien que les sujets soient toujours les mêmes.
Vingt-six épisodes, plus d’un million de vues sur Internet : la première saison a été couronnée de succès, un succès d’autant plus remarquable que le taux de pénétration d’internet au Sénégal est d’environ 10% (le haut débit n’étant lui accessible qu’à 2% de la population). Et pourtant, la deuxième saison a bien failli ne pas exister, faute d’argent pour la financer. Car pour l’instant, Xuman et Keyti peinent à couvrir leurs frais. En additionnant le salaire du monteur, du caméraman, du graphiste ou le loyer, chaque épisode leur coûte, en moyenne, huit cents euros. Une subvention de Google d’environ 5.000 euros (7.000 dollars), obtenue à l’automne dernier, leur permettra de continuer cette année, mais pérenniser le journal rappé implique de capter d’autres financements. Les deux rappeurs aimeraient notamment le proposer aux opérateurs téléphoniques.
Pour l’instant, ils peaufinent les nouveautés de la saison 2, qui devrait débuter d’ici quelques semaines. Il y aura désormais une météo un peu spéciale : elle donnera la température de la vie politique et économique du pays. Xuman et Keyti veulent également multiplier les invités, rappeurs comme eux, maliens, ivoiriens ou marocains. Avec toujours cette ambition d’ouvrir le Sénégal sur le monde, mais aussi d’exporter leur concept ailleurs sur le continent. Et pourquoi pas, de créer un journal télévisé que toute l’Afrique rapperait à l’unisson.
Clémence Fulleda, avec Anna Lecerf et Camille Laurent
Excellét article très original ! Le lien avec le JT est intéressant ! Enfin un article positif et bien écrit sur l’Afrique. Bravo !
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