Luc Boegly
Accueil > Culture | Par Paul Chemetov | 13 juin 2014

L’architecture est un art social

Biennale de Venise confiée au célèbre architecte hollandais Rem Koolhaas, pavillon français ordonné par l’historien Jean-Louis Cohen, rétrospective Renzo Piano à Padoue : Paul Chemetov livre ses réflexions sur la modernité et ses possibles en architecture.

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Dans son allocution pour l’ouverture du pavillon français à la Biennale de Venise 2014, dont le thème était "La Modernité, promesse ou menace", Jean-Louis Cohen se référait au texte déjà ancien de Jürgen Habermas La modernité : un projet inachevé. Car c’est dans son mouvement que la modernité peut rester une promesse en se référant aux Lumières dont elle se nourrit et en prolonge l’esprit. Jean-Louis Cohen citait Habermas dont la thèse s’opposait au post-modernisme qui s’affirma à Venise comme à Paris dans une exposition d’architecture : "La Strada novissima" illustrant par la succession de façades nostalgiques le thème retenu pour la Biennale de 1980 "La Présence du passé"

L’architecture n’est pas un jeu de construction

Cette année, l’architecte néerlandais, Rem Koolhaas a été choisi pour diriger et inspirer une Biennale qui est au monde de l’architecture ce que le Festival de Cannes est au cinéma. La succession des réceptions et des inaugurations permet aux stars et aux starlettes (masculines et féminines) de l’architecture de briller de mille feux. Le monde marchand du renouvellement accéléré des choses, des idées et des personnes va-t-il imposer ses règles à une activité dont la durée de vie de ce qu’elle produit a le siècle pour mesure, et dont l’utilité publique et la nécessité sociale, à l’heure de l’urbanisation généralisée, sont évidentes pour tous ?

Rem Koolhaas, dans cette difficulté, avait choisi pour thème : "Eléments", c’est-à-dire les pièces détachées de l’architecture : plafond, sol, corridor, escalier, balcon, fenêtres, murs, etc… se référant au collage comme principe de composition. Ses détracteurs l’accusent par le choix de cette évidence – qui reprend ce que Viollet-le-Duc tentait en expliquant au Petit Paul les pièces détachées d’une maison : socle, soupirail, faitage… – de tenter de se débarrasser des autres architectes et de leurs architectures diverses pour être le deus ex machina de ce grand assemblage. Mais l’architecture n’est pas qu’un jeu de construction. C’est d’abord et avant tout un art social.

Le pavillon français et quelques autres, bien que répondant à cette condition générale, échappent à cette critique essentialiste. Le nôtre parle de la rencontre manquée de l’architecture moderne et de la maison individuelle. Une grande maquette de la maison Arpel, qui servit de décor au film Mon Oncle, de Jacques Tati, occupe la position centrale. Au mur, des extraits du film sont projetés. À vrai dire, c’est autant la domotique et les goûts nouveaux riches des Trente glorieuses qui sont là dénoncés. S’il est vrai que les architectes modernes tels le Corbusier ou André Lurçat se firent connaitre par leurs maisons avant que de construire des bâtiments plus importants, la production de masse des maisons individuelles en France, de la loi Loucheur aux Chalandonnettes, aujourd’hui aux lotissements de pavillons sur catalogue, échappe à toute invention architecturale, et vend de plus en plus des produits formatés qui réalisent en tous points ce que dénonçait Roger Quillot, qui fut ministre de la Construction : « Ils croient accéder au paradis, ils achètent l’enfer à crédit ».

Lieux de relégation

Le pavillon français aborde d’autres thèmes essentiels. Le triomphe du panneau lourd en béton armé sur des solutions plus légères dont Jean Prouvé était l’inventeur. Les grands ensembles en sont la trace. L’économie revendiquée se fit au détriment de toute adaptabilité aux terrains, aux dessertes, à l’existant. Une image d’un film de Jean-Luc Godard Deux ou trois choses que je sais d’elle montre une maquette d’un grand ensemble idéal, réalisé uniquement à partir d’emballages parallélipédiques de produits de grande consommation, avec leur graphisme accrocheur.

Un cas très particulier des grands ensembles français est le premier d’entre eux, leur prototype. En 1934, Beaudouin et Lods, architectes de la célèbre école de plein air de Suresnes, construisent la Cité de la Muette à Drancy. Meccano industriel en acier, béton et revêtements intérieurs en contreplaqué, qui aurait pu permettre des filières de productions plus adaptables que les panneaux lourds de béton armé. Mais l’implantation "hors sol", en quelque sorte, de cette cité – loin de tout transport en commun, privé de liens avec une agglomération forte et établie ainsi que de tout accès au travail en un temps où la possession d’une voiture était un luxe –, fit qu’il fallut d’abord faire occuper la cité par des gendarmes et leurs familles, mais qu’elle devint par son isolement un camp de relégation idéal, d’où les juifs, raflés et stockés sous la garde des mêmes gendarmes français furent déportés en Allemagne (60.000 y périrent).

C’est pourquoi la référence au projet inachevé prend tout son sens, car si la production de masse a pour la première fois en France donné de la surface, de l’eau chaude et des fenêtres avec vue (sur l’avenir…) à dix millions d’habitants, les conditions de construction, d’entretien et de peuplement firent trop souvent de ces expériences des lieux de relégation.

Quand le moderne cesse d’être une cause

Les débats actuels sur les métropoles, les bassins de vie et d’emploi, la nécessité de la desserte des agglomérations par des transports en commun montrent que les solutions ne peuvent être parcellaires. C’est la combinaison des actions, c’est la péréquation des moyens, c’est la discussion des décisions qui font la différence. Le grand ensemble de la Courneuve illustré dans le pavillon Français – et qui fut construit en dix ans pour abriter plus de 15.000 personnes, dut attendre vingt ans l’arrivée du tramway Saint-Denis-Bobigny. Mais il était déjà trop tard et la démolition devenait un projet – signifiant plutôt l’échec d’un projet inachevé. Anatole Kopp, dans un pamphlet prophétique, disait que le moderne (sic), quand il cessait d’être une cause pour devenir un style, permettait toutes les dérives. Encore une fois, l’architecture n’est pas un jeu de construction, ni même le jeu savant des volumes sous la lumière comme l’affirmait le Corbusier.

Le pavillon japonais (le monde d’après Fukushima), ou le pavillon belge (réduisant l’habitat à l’essentiel, un réfrigérateur, quelques placards, un lavabo), par leur austérité et leur prise en compte de la nécessité, mettent en cause le monde de la consommation, celui des signes comme des modes, aussi. Retour à l’essentiel, donc : c’est bien ce que revendique Renzo Piano, qui expose trente-et-un projets (de Beaubourg à la Fondation Pathé pour la France) dans le palais de la Région à Padoue. Il n’y a certainement pas là qu’une coïncidence, mais l’affirmation par deux architectes, parmi les plus célèbres, de deux positions opposées.

Dans son préambule, Piano écrit qu’il est vraiment difficile d’exposer avec succès l’architecture, car rien ne peut remplacer le fait d’être dans le bâtiment lui-même. Cependant, une exposition d’architecture doit clairement transmettre la complexité du processus par lequel les bâtiments que nous dessinons sont conçus, construits et habités.

La générosité et le côté didactique des tables de consultation de l’exposition de Padoue, sur lesquelles cohabitent les premières maquettes, les premiers croquis avec des détails grandeur de construction, même s’ils sont séducteurs, permettent à chacun de voir, de comparer et de comprendre. L’agence de Renzo Piano, le Building Workshop (l’atelier de construction) est une des rares au monde à tenir les deux bouts de la chaîne dans une production de qualité. De la friche industrielle reconvertie en quartier au détail de la construction, tout y est mené de front. La coïncidence des deux expositions n’est pas fortuite, elle est un tournoi où s’affrontent à distance (quarante-cinq minutes de trajet) le chevalier noir Rem Koolhaas dont l’écu porte la devise "Fuck the context" et Renzo Piano le chevalier blanc, qui croit que la maîtrise technique permet le progrès et révèle les potentialités de l’existant. L’issue de cet affrontement, à ce jour, n’est pas certaine.

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