Mohamed L., presque 20 ans, n’a rien à cacher. On peut écrire son nom, mettre sa photo, et raconter qu’il fume un gros joint à 11 h du matin à la terrasse d’un boui-boui dans la banlieue sud de Tunis. Il vient de sortir du lit et s’envoie un petit café serré pour se déverrouiller les paupières.
Au bout de la rue, la plage. La ville d’Hammam Lif est à une demi-heure de train du centre de Tunis. Etirée le long de la côte, elle a longtemps été un lieu de villégiature privilégié des français et de la bourgeoisie. Dominée par une colline qui offre une vue imprenable sur la baie de la capitale, Hammam-Lif est aussi devenue ces dernières années un lieu de départ emblématique de ceux que l’on appellent les haragas, ces voyageurs clandestins en partance pour l’Eldorado européen. On parle ici de « l’aéroport d’Hammam Lif » pour évoquer ces jeunes qui depuis des ponts autoroutiers accèdent à des containers, les percent et y prennent place avant de s’en extraire une fois parvenus dans un port européen. C’est aussi le titre d’un court-métrage documentaire de 23 minutes que Slim Ben Chiekh leur a consacré en 2007 (à voir, partie 1 ici, et partie 2, là, en arabe).
Mohamed, lui, n’a pas pris un container mais une grosse barque. En janvier 2011, il a volé une voiture et tiré de ce butin l’argent d’un aller simple pour l’Italie. Le 24, dix jours après le départ de Ben Ali, il prenait la mer avec 71 autres jeunes, dont trois filles, majoritairement d’Hammam Lif. Une vingtaine d’heures plus tard, Lampedusa. Lui avait 17 ans. Il dit être resté 19 mois dans la région de Pise, avoir vécu de petits boulots, trafics et vols, dormi et squatté où il pouvait. « Là-bas, les flic ne me connaissaient pas, donc je n’ai pas eu trop de problèmes ». Mais il a fini par rentrer, en juillet dernier. « Je n’avais plus d’argent, plus de boulot, j’étais en situation de risque ». Moins d’un an s’est écoulé depuis son retour à Hammam Lif. Mohamed a déjà essayé de repartir et il assure qu’il recommencera dès que possible : « galérer là-bas, c’est mieux que galérer ici ». Ses potes n’ont d’ailleurs pas compris pourquoi il était revenu. Eux aussi sont convaincus que « là-bas, c’est mieux, il y a plus de chances ». Mohamed caresse un rêve : la Suède. Et a une réponse à tous les écueils qu’on lui objecte. La survie aléatoire à fond de container ? Avec « de l’eau et du sucre » il survivra. Les disparus en mer ? La plupart ont été retrouvés vivant, assure-t-il. Les centres de rétention ? Il s’en est évadé. Draguer les forcément « très belles » suédoises sans parler leur langue ? Il a déjà appris l’italien, il apprendra le suédois. Un sourire, une bouffée sur le joint.
Ne nourrissant pas un projet personnel très abouti à part quitter la Tunisie, Mohamed a tout d’un gibier de mafia. Vivant chez ses parents, il se voit comme « un aventurier » épris de « liberté » et vivote en vendant des bières. Au marché noir, se plaint-il, elle est passée de 1,250 à 1,600 Dinars tunisiens (DT), soit à peu près de 60 cents à 80 cents d’Euros. La faute aux extrémistes, Ennahda et les salafs, qu’il n’aime pas et sont en train de « fermer les bars et les bordels ». A son retour d’Italie, il a trouvé que la situation, avec la présence des islamistes au pouvoir, était moins « sécurisée » que sous Ben Ali. Pour lui, c’est clair, deux ans après la révolution - un mot qui le fait sourire et dont le seul souvenir qu’il garde est celui d’avoir été tabassé par la police dans une manif à Tunis - « les riches et les politiques sont en train de se battre pour le pouvoir mais rien n’a changé ».
Photos : Jean de Peña / Collectif à-vif(s)
Walid et Haythem partagent globalement cet amer constat. Natifs d’Hammam Lif, âgés de 25 et 27 ans, ils n’ont rien de haragas et sont dans des situations professionnelles qu’ils décrivent eux-mêmes comme « bonnes ». « Mais on est comme tout le monde, si on avait un visa, on partirait tout de suite. Pas forcément pour rester loin longtemps mais au moins pour voir ce qui se passe ailleurs, prendre l’air quelques mois, quelques années... ». Sortir de ce pays où la situation économique et politique s’est « clairement dégradée » depuis deux ans estiment-ils. Eux ne regrettent pas Ben Ali et s’ils souhaitent son retour c’est pour le voir finir en prison. « Ce fils de pute était un dictateur mais il était bien entouré, grince Walid. Aujourd’hui, on a un ministre des affaires étrangères qui croit que la capitale de la Turquie c’est Istanbul... » Ce qui fait un peu tâche quand on est le gendre de Rached Ghannouchi, leader d’un parti, Ennahda, qui cultive l’illusion d’une proximité avec le « modèle turc » [1].
Leur défiance vis-à-vis des islamistes est immense. « On a changé de couleur, d’organisation, mais une dictature nouvelle est en train de naître », considère Walid. Des propos que nuance Haythem qui s’est impliqué dans le mouvement de 2010-2011 ayant conduit à la chute de Ben Ali, avant de s’en écarter, écœuré dit-il par la main mise des islamistes qui ont tenté de l’intimider quand ils ont compris qu’il n’était pas des leurs. Lui ne croit pas à l’installation durable d’un nouveau régime autoritaire mais regrette la durée de la période transitoire : « il n’y a pas de baguette magique et la situation actuelle est difficilement améliorable tout de suite. Le pays est en transition, il faut du temps, on le sait, mais il faut que ce soit le plus court possible. Je ne veux pas que ça dure jusqu’à mes soixante ans, je veux profiter de la vie ! » Et rien ne leur dit que la fin de la crise politique est proche.
S’ils n’ont pas participé au FSM, Haythem et Walid ont suivi avec intérêt son déroulement. Et rejoints la marche finale, samedi 30, menée de bout en bout en surveillant de près les agissements des militants des « comités de protection de la révolution », milices islamistes plus ou moins liées à Ennahda, brandissant le drapeau noir et ne rechignant pas à faire le coup de poing. Ahmed et Alâa aussi y étaient. Ces deux jeunes originaires d’une ville du governorat de Bizerte partagent depuis septembre une colocation à Bab el Khedra, un quartier populaire du centre de Tunis. Ahmed, fraîchement entré dans la vie active, est un militant du Parti des ouvriers communistes de Tunisie (Poct), principale composante, avec le Watad de Chokri Belaïd, du Front populaire créé en septembre dernier et rassemblant une dizaine d’organisation de la gauche tunisienne. Alâa, lui, poursuit ses études d’ingénieur, se dit en sympathie avec les « anarchistes » et proche des milieux culturels « underground ». Il a fait parti des comités d’organisation tunisiens du FSM.
Au soir, durant la semaine, les deux compères sont parfois aller boire quelques bières avec leurs amis au nouveau « bar trotskyste » qui a ouvert au centre-ville au moment où commençait le Forum. Un lieu situé à quelques encablures de l’avenue Bourguiba, vite devenu une sorte de QG festif des couche-tards du FSM. Ambiance internationale, canettes de Celtia - la bière nationale - et cigarettes à flot, des filles pas farouches, des discussions politiques endiablées à chaque coin de table et quelques morceaux de ska ou de reggae... Bref, le Tunis dans lequel Ahmed et Alâa, 23 ans tous les deux, aimeraient vivre durablement. Au moment d’entrer à la faculté, il y a trois ans, Alâa envisageait son avenir plutôt en Europe si tant est que cela eût été possible. « Mais avec ce qui s’est passé, j’ai changé d’avis. Je me suis... attaché à mon pays ». Il veut toujours partir découvrir le monde mais envisage désormais de commencer par « un tour de la Tunisie », convaincu que la réalité sociale n’est pas la même dans les terres et qu’il doit la rencontrer. Ahmed, lui, se verrait bien faire carrière dans sa ville d’origine et constituer une petite collection de vieilles voitures. En attendant, il milite et suit de près les affaires politiques. Une fois par semaine, il se rend à des séances de formation du parti. Où l’on parle marxisme-léninisme et dette odieuse. Dans la manif, ils sont aux avant-postes, claquent des bises aux camarades. Depuis décembre 2010, ils ont eu leur lot de coups de matraque et de lacrymo. Dernier en date pour Ahmed, le jour de la mort de Chokri Belaïd, le 6 février, où il s’est fait coursé et gazé par la police. « En deux ans, je trouve qu’on a beaucoup mûrit... », ose Alâa. Difficile de le contredire. Ils ont conscience des difficultés que rencontre le pays dans sa transition « post-révolutionnaire ». Pour eux, le FSM a constitué une parenthèse enchantée d’une semaine. Ils en ont profité et, comme tous les tunisiens rencontrés, sont fiers d’avoir réussi l’organisation de cet évènement.
Une fierté qui n’a pas court à Hammam-Lif. Lorsqu’au cours de la discussion, le FSM est évoqué, les regards de Mohamed L. et de ses amis se font interrogateurs. De quoi s’agit-il ? On explique, en quelques mots. Silence poli. Jeunes tunisiens vivant à moins de 100 km de la capitale, où ils se rendent régulièrement, ils n’étaient pas au courant. Ils semblent d’ailleurs s’en moquer : ça n’appartient pas à leur univers. Cela tombe bien : soucieuses de ce que le Forum se déroule sans heurts et sans éclats, les autorités n’ont rien fait en amont pour que l’info passe au plus grand nombre. On ne sait jamais ce qu’aurait pu donner la convergence sur le campus de pauvres haragas laissés pour compte de la révolution tunisienne et de militants altermondialistes venus la célébrer...