Jean Nouvel, auteur de la Philharmonie de Paris, est le plus célèbre des architectes français, un des rares titulaires du Pritzker, le Nobel de l’architecture. L’un de ses tout premiers bâtiments, le premier peut-être qu’il ait construit à titre personnel, était une maison. Le projet qu’il avait présenté ne convenait pas aux instructeurs qui exigèrent un toit. Jean Nouvel réagit avec humour en différenciant par la teinte des briques ce qu’il souhaitait faire et les volumes supplémentaires qui lui étaient imposés.
Iconiquement correct, économiquement exorbitant
Aujourd’hui, alors qu’il est au faîte de sa gloire et de son art, on peut analyser son opération de la Philharmonie de la même façon. À un noyau rationnel et nécessaire s’ajoutent des excroissances qui, en l’occurrence, ne répondent pas au bureaucratiquement correct mais à l’iconiquement correct, c’est-à-dire aux images dominantes qui font la loi dans les jurys d’architecture. Aujourd’hui, le morphing que permettent les ordinateurs et la vogue de Zaha Hadid ou de Franck Gehry affolent les uns et les autres. Ce dernier construit dans le bois de Boulogne un bâtiment à deux niveaux… de quarante-deux mètres de haut. Si son mécène veut bien débourser 250 millions d’euros (toutes dépenses confondues) pour bâtir 10.000 mètres carrés, soit environ quinze fois plus au mètre carré qu’un HLM, nous avons en contrepartie la perfection sculpturale et technique de l’œuvre et le fait que cet argent est privé (discuter de son accumulation est un autre problème !).
N’importe quel automobiliste passant sur le périphérique, n’importe quel piéton se promenant sur les boulevards des maréchaux ou depuis le parc de la Villette peut voir que le noyau et l’écume des formes coexistent dans le bâtiment de la Philharmonie, et que leurs intersections, comme leur coexistence, ne sont en rien pacifiques. Cela peut ressortir d’une volonté esthétique, certes, mais ce bâtiment est financé dans son premier investissement, comme dans son entretien, par l’argent public. Sa fragilité volontaire, un certain souci du mal foutu, rejoignent les bétons grossièrement banchés qui ont fait la gloire de le Corbusier. Si l’on peut en admettre le principe, il ne peut être réalisé à cette échelle et à ce coût, dans l’explosion des budgets qui caractérisent cette opération, dont la conséquence est à la fois à la mise sous tutelle de l’architecte sur le chantier et le refus de la ville de Paris de combler le trou – qui n’est celui des Halles (ceci est une autre affaire…).
Ce projet installe pourtant la musique au cœur d’un quartier populaire, en bordure du périphérique même, dans le parc de la Villette, à côté de la Cité de la musique et du Zénith. L’idée d’une salle où les spectateurs sont répartis tout autour des musiciens, comme celle des toits accessibles à la promenade font partie des atouts du projet.
La sobriété comme nécessité
Poussés dans leurs retranchements, les défenseurs du ce dernier mettent en regard son coût et celui d’un avion de combat, d’un missile sophistiqué, d’une journée de guerre. Mais c’est comparer ce projet au gâchis, à la destruction que de se réfugier derrière ces paravents. Un monde sobre, un monde fonctionnel, un monde solidaire a une attitude autre envers l’argent –pas celui des casinos – mais celui du travail figé, celui de la peine des hommes, celui des ressources limitées de notre planète.
Il est difficile d’entendre dénoncer quotidiennement, la hausse des impôts, de l’énergie, des transports en commun, des loyers et de voir 386 millions (le triple du budget initial) d’argent public dépensés pour 20.000 mètres carrés construits, soit près de 20.000 euros le mètre carré. Le prix de deux véhicules populaires au mètre carré (ce qui revient à dire que le mètre carré d’un bâtiment fixe coûte six fois plus cher que celui d’un objet motorisé !).
Ne soyons pas misérabilistes, mais ce projet coûte au moins quatre fois le prix d’un théâtre habituel. Cette défense et illustration de l’inventivité et du talent de Jean Nouvel ne risquent-t-elles pas, à ces niveaux de prix, de se retourner contre l’idée même de la dépense culturelle ? Au niveau du smic actuel, c’est 22.000 ans ou la vie entière de travail de plus de cinq cent salariés payés au smic (ils sont encore trois millions en France) qui sont là investis. La sobriété est une nécessité du monde où nous vivons, elle est la condition d’une meilleure distribution des richesses et des biens, dans les pays riches certes, comme la France, mais aussi entre pays pauvres et pays riches. Les interventions récentes de la France en Afrique nous le rappellent. Et pour illustrer cette attitude sobre, Picasso, auteur de quelques formules à l’emporte pièce que sa pratique justifiait, avait le culot d’affirmer : « Quand je n’ai pas de rouge, je prends du bleu. »
La culture et la responsabilité
On a envie de dire à Jean Nouvel, quand l’argent public s’installe durablement dans la rareté, de faire la preuve de son talent authentique et singulier dans des budgets compatibles avec les moyens de la société. Des roses sans aucun doute, mais aussi du pain. Et puisque la culture ne saurait être l’apanage d’une seule élite, ce n’est pas en augmentant, sans raison, le prix des bâtiments, et donc leur coût de fonctionnement, et donc celui des places, que l’on démocratisera l’écoute de Mahler ni même de Mozart.
La culture ne peut vivre sans subventions – si elle doit échapper à la logique marchande –, mais cela engage d’autant plus la responsabilité de tous ceux qui contribuent à la faire vivre. Abu Dhabi peut sans doute faire construire une coupole de 180 mètres de diamètre flottant sur l’eau. Est-ce là l’idéal auquel nous aspirons ? Est-ce la représentation d’une culture qui serait élitiste pour tous, selon le slogan ?
La démocratie a besoin de symboles, la Tour Eiffel ou Beaubourg ont marqué leurs siècles. Le Mucem à Marseille a tout récemment frappé les esprits, mais ce dernier bâtiment a coûté quatre fois moins au mètre carré que la Philharmonie. Leurs programmes ne sont pas comparables, certes, mais l’expressivité, l’invention sont les mêmes. Si des bâtiments publics quittent les chemins de la rationalité pour aller vers le caprice ou l’intention sculpturale, ont-ils besoin de s’exprimer à de telles échelles ? La magnificence du Taj Mahal avait pour contrepartie l’esclavage.
À l’opposé, Ronchamp, en son temps – modeste chapelle, sculpture totale – a bouleversé le monde architectural. Il n’est pas besoin de gigantisme pour « amener à la culture par l’architecture », comme le dit Jean Nouvel. On souhaiterait que cette exigence se manifeste aussi et d’abord dans le logement des hommes, aujourd’hui abandonné aux logiques du marché et du produit, même quand ils sont emballés comme des paquets cadeaux. Sa première maison de culture architecturale, c’est tout de même le logis de chacun, et à vouloir transmettre la culture architecturale uniquement par quelques projets d’exception, ne recrée t-on pas des conditions d’un élitisme que l’ont dit vouloir combattre ?
Trop de ce qui touche à la culture n’est décidé que par un entre-soi, de petits comités auto-désignés. Cela quelque soit la taille de la mairie, ou de l’institution politique.
Trop de suivisme dans les politiques en France au nom du respect de la parole du groupe et dans la peur de ne pas être épauler pour de vrais projets solidaires.
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