« Ce n’est pas par consensus que l’on s’empare du ciel. On le prend d’assaut. » Voilà le genre de phrases que l’on ne risquait pas d’entendre en se baladant sur la place de la Puerta del Sol par une journée de printemps 2011. C’est pourtant le discours qu’a tenu en octobre dernier Podemos, le parti issu des Indignés espagnols... Si les enjeux ont sensiblement changé en trois ans, l’évolution du mouvement n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes.
Une ascension spectaculaire
Le mouvement social issu de l’occupation de la place madrilène du 15 mai 2011 a déjà connu plusieurs mutations. Après le démontage du campement de la capitale en juin 2011, la lutte contre les politiques d’austérité se redéploie à travers des assemblées de quartier et des “marées citoyennes” qui défendent différents services publics : la marée verte pour l’éducation gratuite, la marée blanche contre la privatisation de la santé, la marée bleue contre la privatisation de l’eau… Des plateformes s’organisent également pour combattre les expulsions immobilières.
« Au bout de trois ans, force était de constater que le mouvement social commençait à s’essouffler et surtout que l’on n’empêchait pas le gouvernement de mettre en œuvre ses mesures d’austérité. Alors que syndicats et partis avaient toujours été tenus à l’écart, on s’est donc posé pour la première fois la question de la prise du pouvoir. C’est dans ce contexte qu’est apparu Podemos », analyse Ernesto García López, chercheur en anthropologie politique et porte-parole de Ganemos Madrid, une plateforme citoyenne qui cherche elle aussi à convertir – mais à l’échelle municipale – l’esprit du "15-M" en bulletins de vote.
Avec une poignée de collègues universitaires abreuvés de lectures post-marxistes et gramsciennes, Pablo Iglesias lance officiellement Podemos en janvier 2014. Omniprésent sur les réseaux sociaux, le professeur de science politique de l’université de Madrid est déjà connu des milieux de gauche grâce à deux émissions politiques, Fort Apache et la Tuerka, diffusées sur des canaux de télévision alternatifs. Désormais invité dans tous les medias de masse, y compris les plus conservateurs, le talentueux porte-parole de trente-six ans affronte ses adversaires avec aisance et éloquence.
Vers une dérive plébiscitaire ?
L’ascension fulgurante du parti prend tout le monde au dépourvu. Lors des élections européennes de mai dernier, il rafle 8% des voix, cinq eurodéputés et devient ainsi le quatrième parti national, juste derrière la Gauche unie. Cinq mois plus tard, Podemos est le premier parti d’Espagne, selon un sondage publié en octobre par le quotidien El País. Avec 27,7% d’intention de vote, il dépasse pour la première fois le PSOE et le Partido Popular.
Lors de sa première convention en octobre, le parti franchit un nouveau cap. Balayée, l’horizontalité des débuts : le projet organisationnel "Sumando Podemos" de Pablo Echenique et l’eurodéputée Teresa Rodriguez, qui proposait la désignation de trois porte-parole, un fonctionnement "assembléiste" avec une dose de tirage au sort et une grande autonomie des "cercles" de base térritoriaux et thématiques, n’obtient que 12% des voix. 80% des 112.000 votants lui préfèrent le texte de Pablo Iglesias "Claro que podemos", proposant un secrétaire général unique qui désigne lui-même son équipe. Les élections du 15 novembre pour le poste ne devraient pas réserver de surprise…
Pour “prendre d’assaut” les législatives de novembre 2015, Iglesias n’a visiblement pas eu peur de transformer le mouvement en machine de guerre électorale, au prix de s’éloigner de certains de ses idéaux de départ. Un tournant que n’apprécie pas une partie des militants, dont les “autonomes” issus de la tradition libertaire espagnole, mais aussi les membres de Izquierda Anticapitalista (IA), qui ont activement participé au lancement du parti. « Podemos est en train de prendre le chemin d’une démocratie verticale et plébiscitaire : la direction enverra via le site des questions directement aux inscrits et court-circuitera ainsi les “cercles”, qui étaient les lieux vitaux de débat, de délibération collective et de mobilisation militante », estime Jaime Pastor Verdú, militant d’IA.
Sortir du capitalisme… un jour
Pour ce professeur de science politique à Madrid, « sans un mouvement social fort sur le terrain, même un Podemos arrivé au gouvernement ne sera pas capable d’engager un vrai rapport de forces avec les marchés financiers et Bruxelles. » L’argument de l’efficacité électorale n’est pas non plus valable pour Jaime Pastor Verdú : « En Bolivie, le leader Evo Morales a été porté au pouvoir par son Pacte d’unité avec des organisations sociales, paysannes et indigènes. » Preuve que la mise en avant d’un leader charismatique ne devrait pas être incompatible avec la volonté de redonner du souffle à un mouvement social espagnol en reflux.
Au delà de la personnalisation du mouvement, quelle est donc la stratégie de l’équipe d’Iglesias ? En ce qui concerne le programme, rien de particulier à signaler : on retrouve les même revendications que Syriza en Grèce ou le Front de gauche en France. « Récupérer la souveraineté́ populaire et le processus démocratique, ne pas payer la dette et stopper les coupes imposées par des pouvoirs nonélus », empêcher « les expulsions immobilières scélérates par les banques » et abolir un « marché du travail ultra-libéral qui précarise et oblige la jeunesse à quitter le pays ».
Interrogé en novembre dans l’émission Arrêt sur image, le responsable de Podemos Jorge Lago en convient : il s’agit d’un bon vieux programme keynésien et social-démocrate, sauf que « dans le contexte politique actuel, le discours social-démocrate devient presque révolutionnaire ». Dans l’absolu, Podemos aspire à sortir du capitalisme, explique-t-il en substance, mais les conditions de possibilité de cette sortie ne sont pas réunies aujourd’hui et, en attendant, il y a urgence à agir contre le démantèlement des services publics et le chômage qui touche toujours de 24 % de la population (lire aussi son interview par Regards).
“Ni droite ni gauche”, un populisme assumé
Surtout, le discours de Podemos prend sa tournure la plus originale – par rapport à celui des gauches européennes traditionnelles – dans ses références aux expériences latino-américaines, ses invocations de la “patrie espagnole” et son positionnement “ni droite ni gauche”. « Les pays d’Amérique du sud ont réussi à s’affranchir des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI, les partis de gauche y ont gagné le pouvoir, on a tout à apprendre d’eux », justifie Ernesto García López. Or en Bolivie, comme au Venezuela ou en Équateur, les campagnes n’ont pas reposé sur un clivage gauche/droite. À l’instar des “99%” que voulait représenter le mouvement d’Occupy Wall Street, Podemos défend l’intérêt général du “peuple” contre le pouvoir d’une “caste” oligarchique corrompue et veut restaurer la souveraineté économique de la “nation” espagnole face aux diktats impérialistes de l’Allemagne, de la troïka et des marchés financiers.
« Abandonner l’étiquette “gauche”, c’est une manière d’essayer de toucher les classes populaires peu politisées, qui ne se disent pas spécialement de gauche, qui assimilent la “gauche” à un PSOE libéral détesté et qui sont dégoûtées par la caste au pouvoir », explique Ernesto Garcia Lopez. En Espagne, comme en France, le thème de la nation relève habituellement du registre de la droite. « Mais dès lors que Podemos trouve ses racines dans le mouvement des indignés, il n’y a aucune ambiguïté possible », poursuit l’anthropologue. De fait, au parlement européen, la formation appartient au groupe de la Gauche unie européenne (GUE/NGL), là où le mouvement cinq étoiles de l’Italien Beppe Grillo a rejoint les eurosceptiques de droite Europe libertés démocratie, au côté de l’Ukip de Nigel Farage. « En Espagne, le développement d’une critique anti-système ne peut pas alimenter un parti comme le FN, pour la simple raison que ce parti n’existe pas : le Parti populaire représente déjà les électeurs d’extrême droite. »
Les bonnes nouvelles émanant du paysage politique européen se faisant bien rares, on ne peut que se réjouir de la dynamique Podemos. Reste à espérer, toutefois, que la quête de l’efficacité électorale ne se fera pas complètement au détriment des pratiques démocratiques et du mouvement social sur le terrain.
La charte de "Claro que Podemos" prévoit explicitement deux limites au pouvoir du secrétaire général :
> Il ne conçoit pas le programme
> il n’est pas maître des investitures
L’une et l’autre étant du ressort des "Cercles".
Cela semble suffisant pour éviter au mouvement une dérive césariste.
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