Accueil > idées/culture | Entretien par Laura Raim | 25 juillet 2014

Transclasses : « L’ascension sociale n’est pas une aventure solitaire »

Dans Les transclasses ou la non-reproduction, Chantal Jaquet explore les trajectoires de ceux qui, s’arrachant de leur milieu d’origine, semblent démentir les lois de la sociologie. Pour cette philosophe spinoziste, ceux qui échappent à leur classe sont tout aussi déterminés à le faire que ceux qui y restent.

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Regards. La non-reproduction sociale est un sujet miné. Pourquoi la plupart des penseurs de la gauche critique rechignent-ils à l’étudier ?

Chantal Jaquet. Les exceptions à la reproduction sociale sont effectivement le point aveugle de la réflexion de Pierre Bourdieu. Or les penseurs de gauche sont réticents à l’éclairer, essentiellement pour des raisons politiques. D’une part les chercheurs engagés aspirent à un changement global, collectif, et considèrent que les exceptions sont par définition isolées et donc peu intéressantes. D’autre part, ils craignent d’accréditer l’idéologie méritocratique dominante qui consiste à penser que chacun est responsable de son destin, le fameux « quand on veut on peut ». Et de fait, les rares exemples de mobilité sociale sont souvent valorisés au service de cette thèse du volontarisme et brandis pour masquer l’immobilisme.

Vous montrez au contraire que l’ascension sociale a peu à voir avec la volonté ou le mérite.

Mon travail consiste en effet à montrer qu’il n’y a pas de libre arbitre : le destin de chacun n’est pas le résultat d’une décision qui se prendrait ex nihilo sur la base d’une volonté. Ça, c’est une illusion pure, puisqu’on n’agit jamais sans causes ni raisons, qu’elles soient conscientes ou non. Pour autant, ce n’est pas parce qu’il y a déterminisme qu’il y a fatalité. Ma posture se situe entre la négation du libre arbitre et la négation de la fatalité. J’ai cherché à comprendre les causes qui permettent à certains d’opérer un changement social là où, en l’absence de révolution, il n’y a pas de changement collectif, là où tout semble figé.

Quelles sont ces causes, alors ?

Il n’y a jamais une cause unique que l’on pourrait brandir comme la cause première et il faut étudier chaque cas dans sa singularité. Ceux qui changent de classe, que j’appelle les "transclasses", obéissent à des concours de causes qui se combinent : il y a d’abord des conditions de possibilité économique et politique liées par exemple au système éducatif et aux bourses, il y a aussi des rencontres décisives et un jeu complexe d’affects. Attention, le concept d’affect ne renvoie pas à une détermination psychologique puisqu’il désigne chez Spinoza l’ensemble des modifications physiques et mentales qui ont un impact sur notre puissance d’agir. Ce sont les sentiments et les émotions qui résultent de nos rencontres avec le monde extérieur, et qui vont produire des effets.

« On ne part jamais tout seul : on est mis à la porte ou on est porté par son milieu »

L’ambition n’est pas un facteur explicatif ?

Elle n’est que la partie visible de l’iceberg, en ce qu’elle est plus une conséquence qu’une cause : pour qu’il y ait ambition, il faut qu’il y ait ambition de quelque chose et pour cela, il faut qu’on ait eu l’idée de l’existence de ce quelque chose. Il faut donc chercher à comprendre quelles rencontres, quels modèles, (dans la famille ou à l’école par exemple), et quels mimétismes (conscient ou inconscients) ont pu jouer. Mais une fois qu’on a eu l’idée d’autres modèles de vie, cela ne suffit pas : encore faut-il les désirer ! Pour ça, le modèle de vie que nous offre notre environnement immédiat doit nous apparaître comme non désirable : soit parce que les parents souffrent de leur condition sociale et désirent un autre avenir pour leur enfant — c’est ce qu’a vécu l’écrivain Annie Ernaux, qui dit qu’elle écrit pour « venger sa race », soit parce que l’enfant n’a pas sa place dans son milieu, il est rejeté, par exemple en raison de son homosexualité. C’était le cas d’Édouard Louis, l’auteur de Pour en finir avec Eddy Bellegueule, ou du sociologue Didier Eribon. L’ascension sociale n’est pas une aventure individuelle, on ne part jamais tout seul : on est mis à la porte ou on est porté par son milieu. Il n’y a pas de self-made man. On se fait toujours avec le concours des autres : avec ou contre eux, mais toujours en relation avec son milieu.

Cette mobilité sociale représente-t-elle forcément un bien, un progrès ?

Pas du tout. C’est pour ça que j’ai créé le terme neutre de "transclasse", qui implique le mouvement, le passage d’un côté à l’autre, mais sans jugement de valeur négatif ou positif. Bien sûr, les transclasses peuvent vivre leur trajectoire comme une promotion, mais d’autres la vivent comme une aliénation. En tout cas, on ne peut pas parler de progrès lorsque le transclasse intègre sans discernement les valeurs de la classe d’arrivée et devient un oppresseur qui oublie les opprimés. L’abolition des barrières de classe, qui ne peut se faire que par la voie d’un changement collectif, n’implique pas d’épouser toutes les valeurs du monde bourgeois. On peut comprendre qu’on envie à la bourgeoisie ses ressources économiques et une partie de sa culture, mais toutes ses valeurs culturelles et intellectuelles ne sont pas bonnes à prendre. Il y a également dans la culture populaire des valeurs et des savoir-faire que le transclasse aurait tort d’oublier ou de rejeter car ils peuvent constituer une force, une ressource et fournir un recul critique empêchant l’adhésion aveugle au milieu d’arrivée, à la culture de l’entre-soi qui prévaut souvent dans le monde bourgeois.

« Certains transclasses vont surjouer leur nouveau rôle social et singer la classe d’arrivée pour montrer qu’ils en possèdent bien tous les attributs »

Vous analysez longuement le sentiment de honte sociale. À quoi correspond cet affect souvent très présent chez les transclasses, même quand ils ont objectivement "réussi" ?

La honte ne correspond pas forcément à une situation objective : c’est plutôt l’intériorisation d’un regard qu’on imagine, à tort ou à raison, que les autres portent sur soi. Cette honte, qui peut à un moment être un moteur et un instrument de libération, peut au contraire paralyser, devenir oppressante et produire un sentiment d’infériorité ou d’imposture, conduisant certains transclasses à constamment prouver leur légitimité et à adopter une posture plus royaliste que le roi. Ils vont alors surjouer leur nouveau rôle social et singer la classe d’arrivée pour montrer qu’ils en possèdent bien tous les attributs. Les intellectuels par exemple vont faire étalage de leur érudition. Le transclasse se fera ainsi reconnaître par son manque de légèreté par rapport à la désinvolture de celui qui est "bien né" et qui n’a donc rien à prouver.

Certains passages de votre livre ressemblent presqu’à un manuel à l’usage des transclasses qui subissent cette honte sociale, pour les aider à retrouver une fierté.

Mon travail en tant que philosophe est en effet un travail de libération par rapport aux affects qui oppriment. Idéalement, on doit arriver à un point où l’on vit bien sa condition, sans honte ni fierté. Mais ressentir de la fierté peut être une étape intermédiaire. La honte sociale étant liée à un sentiment d’infériorité et de dévalorisation qui repose en grande partie sur un imaginaire, la combattre nécessite de lui opposer un autre imaginaire plus fort, éventuellement en revendiquant une certaine fierté de ses origines. La fierté dont je parle n’est pas liée au mérite bien sûr, ni à l’affirmation d’une valeur supérieure. Elle est bien exprimée dans la gay pride, puisque l’acronyme GAY signifie à l’origine « We are as Good As You », c’est-à-dire en somme qu’on vaut n’importe quelle autre personne. Il faut ensuite transformer cette fierté en estime de soi, en amour propre bien compris : l’amour qu’on se porte à soi-même, qui nous pousse à nous conserver, à nous développer.

« On a l’illusion d’une personnalité fixe et unifiée mais en réalité, on est fait de bric et de broc, on se tisse, on se détisse et on se métisse en permanence »

La souffrance que vous décrivez ne vaut pas seulement pour les transclasses : il suffit d’arriver à Paris depuis la banlieue ou la province pour faire l’expérience violente de la domination et de l’infériorisation… Est-ce comparable ?

Le parcours d’un transclasse est exemplaire de changements que l’on peut vivre à d’autres échelles et d’autres manières, dès lors qu’on est importé brusquement dans un autre milieu où on n’a pas sa place d’emblée. Je fais souvent la comparaison avec l’immigration, mais la même chose peut se produire quand on passe d’un milieu rural à un milieu citadin, et inversement. Tout passage, tout déplacement, peut induire une souffrance de se sentir rejeté ou de ne pas comprendre les codes.

Les changements de vie importants donnent parfois l’impression de ne plus reconnaître la personne qu’on était soi-même par le passé, à tel point qu’on peut être amené à s’interroger sur la réalité de son identité…

Dans la lignée de Spinoza, je pense que le moi n’existe pas. On a l’illusion d’un sujet constitué, d’une personnalité fixe et unifiée mais en réalité, on est fait de bric et de broc, on se tisse, on se détisse et on se métisse en permanence. C’est pour ça que je préfère parler non pas d’identité, mais de complexion, c’est à dire d’un ensemble de déterminations qui se nouent et se dénouent en chacun de nous. Le transclasse est simplement celui qui illustre le plus le fait qu’il n’y a pas de moi constitué ou constitutif donné comme un a priori, et il amplifie ce qui vaut pour la condition humaine tout entière.

C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?

Bien sûr. La notion d’identité ayant tendance à figer les êtres, l’idée qu’on se désidentifie, qu’on n’est pas borné à l’individuel mais qu’on est dans le transindividuel, est très libératrice. Le moi nous enferme, son abolition ouvre toutes les frontières.

Les transclasses ou la non-reproduction, de Chantal Jaquet, PUF 2014, 248 pages, 19 euros.

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  • A propos de transindividualité, on peut lire sur le site de la coordination des intermittents et précaires (idf) Simondon, Individu et collectivité. Pour une philosophie du transindividuel, de Muriel Combes

    colporteur Le 25 juillet 2014 à 13:09
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  • Le problème du livre de Mme Jaquet, c’est qu’il s’agit d’un essai philosophique et qu’il ne démontre rien. La thèse est séduisante mais reste encore à prouver. Le recours à deux trois autobiographies et à des romans pour "démontrer" est faible. Il y aurait de la sociologie à faire. Qu’il y ait des transclasses, c’est évident. Que ces transclasses ne le sont pas uniquement par la force de leur volonté d’ascension sociale (quid des transclasses en descente sociale ?) , c’est tout aussi évident pour un sociologue. Mais la question important : qu’est ce qui en fait un groupe social particulier ? reste ouverte. C’est là où l’analyse sociologique pourrait commencer. Mais ce travail est à faire. Posons cependant une hypothèse : ces transclasses existent parce que les différents champs sociaux (comme les définit Bourdieu) ne sont pas homogènes entre eux ni dans leur fonctionnement, ni dans leur temporalité. Il y a de la place pour la créativité, pour de l’innovation, pour du changement. Mais les transclasses sont-ils des porteurs du changement ? Ce serait pourtant à ce prix qu’ils pourraient former un groupe social consistant. Bref, l’initiative est intéressante, mais le travail reste à faire

    J. C. Deroubaix Le 11 décembre 2014 à 16:12
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  • Bonjour,
    Actuellement, je me sens très mal dans la classe sociale de mes parents. et ce depuis l’age de seize ans. Je ne me sens pas à ma place chez eux mais je fais mes études. Je n’aime pas là où ils habitent. J’ai honte depuis l’âge de 10 ans environ de là où j’habite. Je ne sais pas si je me verrais dans une classe sociale inférieure ou supérieure. Je sens une énergie en moi qui me surpasse quand j’y pense. Je sais pas vers où elle va aller. Mais je sens que cette énergie me pousse vers là où je suis heureuse, ni fière et sans honte. Des fois je pense qu’il y en a trop pour moi, et des fois pas assez. C’est assez bizarre de vivre ça au quotidien. Je me sens d’une certaine manière et j’aimerais affirmer cette manière d’être. Je déteste ceux qui singent. ça m’horripile, car on sent, je trouve, ceux qui changeront, et jusqu’à quel niveau de classe ils iront, et ceux qui ne changeront pas, qu’ils ne changeront pas. On le sent mais c’est au delà des mots. Je n’arrive pas à l’exprimer. ça me pèse beaucoup. J’aime beaucoup cet article car il m’aide à exprimer certaines choses. Je ne sais pas si je suis mise à la porte ou portée par mon milieu. Même si certains diraient qu’ils aimeraient être à ma place, je dirais non, en tout cas pas tout de suite dans ma vie. Je ne suis pas une de ceux qui sont "bien nés". Et à propos de se métisser et de se remétisser, oui, je sens quelquechose au quotidien que je ne peux pas combattre. Un truc avec les gens. Comme si je ne pouvais pas leur parler directement. Je ne sais pas si je serai de la même catégorie sociale que mes parents car je n’aime pas où ils vivent, et des fois, je me forçais à aimer là où j’habitais, mais je n’aimais pas. Je n’aime toujours pas. Donc à priori, je vais changer de classe car je n’aime pas là où j’habite. Je ne sais pas dans quelle classe. Et moi, je n’aime pas singer. j’espère ne pas le faire, ou que si je le fais c’est que je me sens véritablement comme telle. et je suis contente d’avoir pu écrire un message ici car des fois je me demandais ce qui pouvait expliquer mon style quand j’écris. Je pense que c’est ce truc de l’article.

    Moi Le 8 avril 2015 à 16:24
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