Comment se construit la popularité de Manuel Valls Entretien avec Éric Fassin

Pourquoi Manuel Valls a tellement la cote? Pas vraiment une affaire de charisme. Analyse percutante de Eric Fassin, sociologue.

Regards.fr. À l’instar de Nicolas Sarkozy, le nouveau ministre de l’Intérieur Manuel Valls est omniprésent dans la presse. Comment expliquez-vous cette capacité à monopoliser l’agenda médiatique ?

Éric Fassin. À mon sens, on aurait tort d’expliquer le phénomène Valls par la personne de Valls. C’est tomber dans un piège politique. En effet, la place qu’occupe le ministre de l’Intérieur lui est donnée, déléguée davantage que concédée. Non seulement parce qu’il est nommé par le premier ministre et le président de la République, bien sûr, mais aussi parce qu’il ne pourrait pas occuper cet espace sans leur aval. Qui peut croire sérieusement que le ministre de l’Intérieur irait contre les décisions de Jean-Marc Ayrault ou les engagements de François Hollande, qu’il s’agisse de l’abandon des récépissés lors des contrôles policiers, ou du refus d’ouvrir, pour les élections locales, le droit de vote aux étrangers non-communautaires, s’il n’était pas mandaté pour le faire ? La preuve : il n’est pas rappelé à l’ordre !

Au lieu de voir dans cette hypermédiatisation un effet de la personnalité de Manuel Valls, il convient donc d’y voir un choix stratégique du président, une mise en scène du premier ministre. Il est là pour attirer l’attention. Le charisme n’est donc pas la cause, mais l’effet de l’omniprésence médiatique. On a tort d’ironiser sur ses costumes de « m’as-tu-vu » : comme les robes glamour de Rachida Dati naguère, ces habits de lumière sont là pour attirer le regard. Avec la Garde des Sceaux, Nicolas Sarkozy nous disait hier : voyez comme, avec moi, les minorités visibles sont hypervisibles ! Avec son ministre de l’Intérieur, François Hollande nous dit aujourd’hui : regardez, j’ai mon Sarkozy !

Car après tout, la continuité, d’un ministre de l’Intérieur à l’autre, ne porte pas seulement sur le contenu (jouer des fantasmes sécuritaires), ni uniquement sur la forme (l’affichage de la fermeté virile, au risque de la caricature, avec ce qu’on pourrait appeler le tauromachisme de Manuel Valls). L’essentiel, c’est sans doute la centralité qu’on continue de donner à cette fonction : depuis le début des années 2000, le ministère qui occupe l’actualité, c’est hier comme aujourd’hui celui de l’Intérieur (ou de l’Immigration avant qu’elle n’y soit rattachée). On finit par trouver normal de parler tout le temps des sujets qui définissent son périmètre : l’ordre public, l’insécurité, l’immigration, les Roms, etc.

Selon vous, quelles sont les raisons qui motivent cette mise en avant de la fonction de ministre de l’Intérieur ?

D’un côté, l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe sert à signifier le changement – au risque que celui-ci se réduise à cette seule réforme. D’un autre côté, Manuel Valls a vocation à incarner la continuité. Pour comprendre ce choix, revenons sur l’été 2012, en écho à l’été 2010 : pourquoi commencer le quinquennat par une telle démonstration aux dépens des Roms, avec son goût de « déjà vu » ? C’est d’autant plus frappant que la xénophobie d’État n’empêche pas les sondages de popularité de s’effondrer – aujourd’hui pour François Hollande, comme hier pour Nicolas Sarkozy. On aurait donc tort de crier à la démagogie, puisque cette politique n’est même pas populaire.

Alors, à quoi bon ? La chronologie est éclairante : début août, la chasse aux Roms est menée à grand fracas. Or début août, le Conseil constitutionnel dispense le gouvernement de réviser la constitution pour adopter le Traité de stabilité. Bref, parler des Roms, c’est occuper l’attention pour ne pas parler de la « règle d’or », ou si peu… La xénophobie d’État vise donc à nous distraire, qu’elle flatte la xénophobie des uns ou qu’elle heurte l’antiracisme des autres. C’est s’inspirer de Nicolas Sarkozy : en 2005, au lendemain du référendum sur le Traité constitutionnel européen, il lançait sa campagne pour devenir le candidat de la droite en interprétant le « non » en termes d’insécurité, non pas économique (pas question de remettre en cause l’Europe néolibérale !), mais identitaire (l’Europe pour protéger les identités nationales contre l’immigration extra-européenne !). D’ailleurs, pendant la campagne précédant les élections européennes de 2009, c’est Éric Besson, alors ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, qui allait occuper le devant de la scène. À quoi sert Manuel Valls aujourd’hui ? À faire oublier Pierre Moscovici. Autrement dit, on parle d’ordre public pour ne pas parler des choix de politique économique : la continuité face aux Roms occulte la continuité avec le traité « Merkozy ».

Alors qu’il récoltait seulement 6% des voix lors des primaires du PS, il semblerait que la cote de popularité de Manuel Valls ait beaucoup progressé, y compris chez les sympathisants de gauche qui dans le même temps classent Pierre Moscovici, ministre de l’Économie, comme leur personnalité politique préférée. Comment l’expliquez-vous ?

Effectivement, c’est frappant. François Hollande n’a été élu que grâce au rejet de Nicolas Sarkozy. Et pourtant, en guise de récompense à ses électeurs, il leur en propose un clone – le moins populaire des candidats aux primaires, et le plus à droite. Et le résultat, c’est que Manuel Valls est le mieux placé, parmi les personnalités de gauche que l’opinion dans son ensemble (sondée par BVA) souhaiterait voir exercer davantage d’influence dans la vie politique. C’est vrai à droite, bien sûr ; mais chez les électeurs de gauche, il reste en tête, un point derrière Pierre Moscovici.

Faut-il s’en étonner ? Le même sondage marque le retour en faveur de Nicolas Sarkozy chez les électeurs de droite. Le rapprochement me paraît donner l’explication de telles cotes : si la gauche se porte sur le terrain de la droite, en reprenant à son compte une rhétorique sécuritaire, voire identitaire, alors, c’est la droite qui en retire les bénéfices – et au sein de la gauche gouvernementale, c’est Manuel Valls, qui incarne la droitisation. La politique, c’est d’imposer ses thèmes, soit de définir les problèmes. Or la gauche se contente d’imiter la droite, en reprenant à son compte ses problématiques. Résultat : ces problèmes finissent par apparaître comme des évidences, puisqu’au lieu d’être politiquement clivants, ils se révèlent consensuels. Manuel Valls était impopulaire ; en le mettant au centre du jeu, le premier ministre et le président l’ont rendu populaire. Mais le plus grave, c’est qu’ils ont ensemble « normalisé » la manière de poser les problèmes que l’actuel ministre de l’Intérieur emprunte à son prédécesseur, Nicolas Sarkozy.

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