Éric Fassin : « Qui parle de race aujourd’hui? »

Dissoudre les groupuscules d’extrême droite, supprimer le mot « race » des textes législatifs, telles sont les armes politiques choisies par le gouvernement et l’Assemblée nationale pour lutter contre le racisme. Des mesures symboliques aux effets pernicieux. Décryptage avec le sociologue Éric Fassin.

Regards.fr. Dimanche, un certain nombre d’organisations politiques, de collectifs antiracistes, appellent à manifester contre le fascisme. De son côté, le gouvernement a décidé de dissoudre certains groupuscules d’extrême droite. Que pensez-vous de cette mesure ?   

Éric Fassin. Beaucoup l’ont dit, c’est une mesure symbolique. C’est vrai en un double sens. D’un côté, ce n’est qu’un symbole, autrement dit, son effet réel sera sans doute limité. D’un autre côté, c’est symbolique au sens fort : la mesure trace une frontière entre le licite et l’illicite : les groupuscules interdits légitiment paradoxalement l’extrême-droitisation du débat public (au passage, je suis frappé que la gauche s’interroge encore sur sa « droitisation », au lieu d’en constater la radicalisation !).

En effet, on nous signifie ainsi que la violence physique est interdite ; en revanche, la violence qu’on qualifie justement de symbolique s’en trouve légitimée, puisqu’elle est légale. Ce qui n’est pas prohibé est autorisé ! Or c’est bien l’enjeu aujourd’hui : y a-t-il un rapport entre les discours et les actes (racistes ou xénophobes, mais aussi homophobes), ou pas ? Pour ma part, je n’appelle pas à confondre les deux, mais à penser leurs liens, soit comment les discours autorisent les actes.
Pendant le « grand débat » sur l’identité nationale, beaucoup ont dénoncé à juste titre la « libération » d’une parole raciste (ou xénophobe) « libérée » ; toutefois, l’expression me paraît trompeuse : elle suggère que la phobie préexiste à sa construction comme un enjeu politique ; le racisme serait « toujours déjà là ». En réalité, si le discours public compte, c’est qu’il contribue à produire ce qu’il prétend refléter.

On retrouve les mêmes éléments dans le sillage du « mariage pour tous » : l’homophobie n’a pas été « libérée » ; elle n’est pas tant cause qu’effet de la « manif pour tous ». Clément Méric, qui se battait contre le fascisme sur tous ces fronts à la fois (y compris la transphobie, il importe de le souligner), avait bien compris les liens entre ces enjeux, mais aussi le danger d’une légitimation des discours d’extrême-droite, qu’il vient de payer de sa vie.

Il y a quelques semaines, sur proposition du Front de gauche, l’assemblée nationale a voté la suppression du mot « race » dans les textes de loi. Selon vous, est-ce une décision efficace pour lutter contre le racisme ?    

François Asensi lui-même le reconnaît : il ne suffit pas de casser le thermomètre pour faire tomber la fièvre. Mais j’utiliserai une autre image : j’ai l’impression qu’on veut tuer le messager. En effet, qui parle de race aujourd’hui ?
En tout cas, pas les racistes, sauf quelques marginaux. Le discours raciste actuel, quand il se veut policé, mobilise plutôt la « culture » que la biologie ; ce qui revient au même : c’est un racisme sans race, mais un racisme en effet. Taguieff l’avait déjà montré dans les années 1980 – de la Nouvelle Droite au Front national.
Et cela reste vrai : il suffit de penser au Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy sur « l’homme africain » que sa culture empêcherait d’entrer dans l’histoire, ou bien à la phrase de Claude Guéant sur les civilisations qui n’auraient pas toutes la même valeur, ou encore aux propos de Manuel Valls sur la culture des Roms qui expliquerait qu’ils n’aient pas vocation à s’intégrer.

Donc, qui parle de race aujourd’hui ? C’est surtout une partie des antiracistes – certaines associations (comme le CRAN ou les Indigènes de la République ou les Indivisibles) et certains chercheurs (dont je fais partie). C’est qu’il s’agit de penser des discriminations proprement raciales (qui produisent la race plutôt qu’elles ne les reflètent), et donc de les nommer : il faut bien finir par appeler un chat un chat. Car l’euphémisation a un coût : non seulement l’invisibilisation, mais aussi la déformation.

Ainsi, quand on dit « ethnique » au lieu de racial, on reste dans une logique qui est celle de l’origine, de la culture, bref, de l’immigration ; alors que précisément le racisme actuel consiste à enfermer les non-Blancs dans une origine, une culture, comme si l’on devait rester immigrés à la deuxième ou troisième génération. Il s’agit donc bien de race, soit d’un traitement discriminatoire qui produit des catégories effectivement racialisées (les Noirs, les Arabes, mais aussi les musulmans, et en creux, les Blancs).

A nouveau, on peut parler de mesure symbolique, et pareillement en un double sens : ça ne changera rien, mais cela signifie le déni de la racialisation de la société. C’est d’autant plus vrai que le gouvernement ne fait rien ou presque contre les discriminations raciales (la Halde apparaît a posteriori comme un modèle de progressisme !).

Au lendemain de la mort de Clément Méric, tandis que la police française procédait à une grande rafle de Sans-papiers dans le quartier Barbès, à Paris, Manuel Valls condamnait fermement le meurtre de ce jeune militant en déclarant « la haine a tué ». Une réalité, certes, mais un discours qui se limite à une position morale, adoptée par un grand nombre de politiques de gauche, et qui ne permet pas de penser le racisme comme un système de domination…

En fait, comme pour le mot « race », il s’agit d’abord d’un déni, soit d’un aveuglement volontaire : l’universalisme républicain se veut color-blind, aveugle à la race, au risque de l’être aussi au racisme. Mais il y a plus. Le gouvernement n’est pas seulement passif ; il est actif : par exemple, il alimente l’islamophobie (en promettant une nouvelle loi contre le voile). Et il ne se contente pas d’attiser ; le gouvernement mène à l’égard des Roms une politique proprement raciale. Et au même moment, on nous invite à ne plus parler de race, comme pour rendre impensable la pratique politique… La morale, pour reprendre votre mot, n’est pas seulement aveugle à ce qui est ; elle vise à, ou en tout cas elle a pour effet d’aveugler sur ce qu’elle fait en réalité.

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