Enfant, puis adolescent, je me souviens avoir rêvé des dizaines de fois que je prenais l’avion. Je me réveillais et j’étais à chaque fois toujours plus déçu de m’apercevoir que ça n’était qu’un rêve. Ce rêve était pourtant une réalité pour des dizaines de petits garçons et de petites filles qui m’entouraient parmi mes camarades d’écoles ou mes voisins de lotissement, dans la banlieue nord de Limoges. Ce qui hantait mes nuits avec ces vols qui n’avaient jamais lieu, c’était les voyages scolaires pour Londres, Rome ou Berlin. Des voyages de classe. Avec mes copains et mes copines d’école. Je n’ai jamais eu l’occasion de les accompagner. Mes parents, avec leurs trois enfants à charge, n’avaient pas l’argent suffisant. Je ne leur en ai évidemment jamais voulu. Et dans cette histoire, ils étaient sans doute les premiers les plus malheureux. Tout juste ont-ils pu, une fois pendant toute ma scolarité, me permettre d’aller à une classe de neige en bus. Joie ! Ils s’étaient pliés en quatre pour financer un bout de ce séjour qui avait été pris en charge, pour une grande partie, par les services sociaux dont dépendait le collège. La première fois que j’ai pris l’avion, j’avais vingt-deux ans. Je partais à Londres. J’avais l’impression d’accomplir, là, un rêve. Un rêve que je me payais avec mon tout premier salaire. Ce rêve était-il le mien ? Étais-je libre de faire ce rêve ? Rien n’est moins sûr.
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Est-on libre de penser par soi-même ? En 2000, c’était mon sujet du baccalauréat de philosophie. Depuis, j’ai appris – ou plutôt je me suis forgé la conviction – que nous n’étions libres de rien. Pas même sans doute de m’être forgé la conviction qui est la mienne au moment où j’écris ces lignes. Parce qu’il faut avoir l’humilité de dire que nous ne sommes que le résultat d’une addition des gens qui nous entourent. De ceux que l’on croise, que l’on lit et que l’on écoute. Hier, aujourd’hui, demain. Au travail, dans la rue, chez soi, avec les amis – ou que sais-je encore. Voyez la publicité : tous les jours, nous observons, sans voir, plus de mille publicités auxquelles nos pupilles et nos cerveaux s’habituent. Ces affiches, slogans, spots, sont incorporés en nous. Ils nous fabriquent. Nous orientent. Et composent nos imaginaires. À cela, il faut se rendre compte que les publicités ne sont pas les mêmes partout puisque leurs cibles n’est pas la même selon qui vous êtes ou d’où vous venez. Sommes-nous libres de choisir nos vêtements, notre alimentation, nos opinions, nos lectures – quand il y en a –, nos manières, nos goûts, nos gestes, notre langage ? Sommes-nous libres de naître à Homs, Delhi, Limoges ou New-York ? Sommes-nous libres de préférer les épinards aux frites ? De rêver des Maldives ou de préférer une retraite dans le Larzac ? Et puis, tenez, sommes-nous libres d’être au chômage ?
Si nous sommes libres de nos rêves, de nos choix, de nos pensées, alors c’est que nous sommes des êtres responsables. Responsables de nos rêves, de nos choix, de nos pensées. Responsables d’avoir une mauvaise alimentation. De vivre (encore) ou pas à Homs, Delhi, Limoges ou New-York. Responsable de ne pas savoir lire, écrire ou compter. Responsable de ne pas avoir pu prendre l’avion lors de ma scolarité – alors que j’en rêvais librement. Responsable d’être au chômage. Responsable de soi. Et de sa propre condition sociale. Voilà pourquoi je ne supporte pas l’idée, ou plutôt le présupposé, qui consiste à croire que nous sommes libres de nos rêves, de nos choix, de nos pensées. Cette idée, en ignorant les inégalités sociales et en faisant comme si elles n’étaient pas déterminantes dans la construction de soi, ne fait que les renforcer. Ce déni est grave intellectuellement. Politiquement plus encore. Et une bien trop large partie de la classe dominante se réfugie dans cette idée pour se donner bonne conscience, en glorifiant le concept de « méritocratie », pour ne pas avoir à y remédier puisque tout reposerait selon eux, sur de prétendues capacités individuelles. Combien de fois ai-je entendu, lors des repas de famille : « Ton père, s’il travaillait plus et qu’il était méritant, il ne serait pas au chômage ». Misère de la pensée. Et le pire dans tout ça, c’est que ceux qui en appellent aux rêves des enfants aujourd’hui, sont les mêmes qui votent l’enfermement des enfants venus d’Homs et d’ailleurs, dans des centres de rétention, pour avoir rêvé d’un monde sans bombes et sans faim. Le déchaînement politico-médiatique qui s’abat sur les élus écologistes en ce moment suit le même chemin de la pensée pauvre. Pourtant, c’est bien eux qui élèvent le niveau du débat. Ils interrogent ce que nous ne voyons plus. Ce que nous prenons pour habitude et que l’on ne remet plus en cause. Que l’on ne veut pas remettre en cause. Il y a ceux qui s’accrochent à leurs privilèges. Et ceux qui pensent le monde pour tous. Finalement, les élus écologistes font ce pour quoi ils ont été élus. Et quelque part, ils nous libèrent de l’illusion de liberté.

L’écologie pose des problèmes de nature scientifique, donc non partisane.
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