Christine Delphy, une voix pour la révolution des femmes

Christine Delphy, une voix pour la révolution des femmes

Du Mouvement de libération des femmes (MLF) à l’affaire DSK, la sociologue Christine Delphy est une théoricienne majeure du féminisme. Son livre L’ennemi principal demeure encore aujourd’hui un ouvrage de référence. Cette féministe de la première heure publie aujourd’hui Un troussage de domestique, recueil de textes autour de l’affaire DSK (*).

Regards.fr: Dans votre livre L’ennemi principal  vous expliquez l’oppression des femmes sur le même mode que l’oppression des prolétaires : par l’exploitation économique. Pourquoi avoir choisi cet angle matérialiste et quelles étaient les positions des marxistes de l’époque sur les questions féministes ?

Christine Delphy: Mon ambition était donc de mettre au jour l’exploitation économique des femmes. Contrairement aux gauchistes et aux marxistes de l’époque, pour qui l’exploitation des femmes relevait simplement de leur surexploitation sur le marché du travail, j’ai démontré que l’exploitation principale des femmes est le travail domestique gratuit. Et par travail domestique je n’entends pas uniquement le travail ménager, mais l’ensemble du travail qu’elles faisaient- et qu’elles font toujours- au sein des entreprises familiales. Dans les deux cas, il s’agit d’un travail qui est vendu- ou qui pourrait être vendu- sur le marché des biens et des services et pour lequel elles ne reçoivent rien. Dès lors qu’elles travaillent pour leur mari, la même logique est à l’oeuvre. L’argument régulièrement avancé pour justifier cet état de fait est que la production du travail des femmes n’a pas de valeur d’échange. Mais c’est faux. Une femme qui travaille avec son conjoint sur une exploitation agricole produit des biens qui sont vendus sur le marché, sauf que l’argent ainsi gagné va directement dans la poche du mari. Tout cela n’a rien à voir avec l’exploitation capitaliste. C’est une conséquence du statut d’épouse. Dans le cadre de l’exploitation capitaliste, la personne qui travaille perçoit un salaire. Marx fait d’ailleurs une longue démonstration dans Le capital pour expliquer qu’en dépit du fait qu’ils étaient payés, les ouvriers étaient néanmoins, exploités. Il a donc inventé les notions de plusvalue, de surtravail, etc. Mais dans le système d’exploitation patriarcale, il n’y a pas de salaire, ni de vol d’une partie du salaire, il s’agit d’une appropriation du travail des femmes à la source. Le mari peut s’approprier le travail de sa femme et le mettre au service de la tâche qu’il souhaite. C’est lui qui décide.

Regards.fr: L’exploitation patriarcale est donc antérieure au capitalisme…

Christine Delphy: Oui. C’est aussi le mode de production le plus répandu, si on l’envisage au niveau mondial et pas seulement à l’aune des pays dits développés. Certes, dans les pays occidentaux, la part des agriculteurs est très faible, mais dans les pays dits du tiers monde, ils représentent encore 80 % de la population active, et fonctionnent sur un mode de production familiale. Les femmes font partie de cet ensemble que les Romains appelaient la familia. Il ne s’agit pas ici d’une acception sentimentale de la famille, mais d’un ensemble très large incluant l’épouse, les frères et sœurs non marié-e-s, les enfants et les esclaves. Les femmes et les esclaves font donc partie de la même classe, ils doivent non seulement leur obéissance mais aussi leur travail au chef de famille. Évidemment, ce mode de production coexiste très bien avec le capitalisme.

Regards.fr: Le capitalisme bénéficie t-il directement de l’exploitation patriarcale ?

Christine Delphy: Non. Ça, c’est l’argument des marxistes orthodoxes. Selon eux, le travail ménager est utile, voire nécessaire, au capitalisme parce que le travail ménager des femmes permettrait à l’Etat de faire des économies en matière d’équipements collectifs et au patronat de payer moins cher ses salariées. Cela suppose, si l’on suit cette logique, que les salarié-e-s célibataires soient payés plus cher que leurs collègues mariés, pour compenser le fait qu’ils n’ont pas de femme. Or, force est de constater qu’il n’en est rien.

Regards.fr: Toujours dans L’ennemi principal, vous n’hésitez pas à parler de la « classe des femmes ». Comment pensez-vous l’articulation entre classe et genre ?

Christine Delphy: Lorsque je parle de la « classe des femmes », j’emploie le mot « classe » au sens économique du terme. Le fait de former une classe dans ce mode de production domestique est un des nombreux traits du genre. Le genre est une construction sociale, qui partitionne l’humanité en deux catégories de personnes. Le genre prescrit quelle sera votre classe sociale, de la même façon que la race le prescrit aussi. Vous avez davantage de chance de vous retrouver dans une classe inférieure si vous êtes une femme, si vous êtes noire ou arabe… Grâce à l’influence des féministes américaines, qui ont découvert cela bien avant nous, on parle maintenant de la trilogie « classe, race, genre ». Cependant, le concept de classe des femmes n’a pas été beaucoup repris dans les théories féministes. Sans doute en raison de sa connotation marxiste, mais aussi parce qu’il semblait trop agressif envers les hommes.

Regards.fr: Quelles sont les stratégies que les féministes devraient mettre en oeuvre pour réveiller cette conscience de classe ?

Christine Delphy: Le problème majeur auquel sont souvent confrontés les mouvements féministes a toujours été l’éparpillement des femmes dans leur couple, dans leur famille. A cela s’ajoute les discours produits dans les années 1980-1990 affirmant que les femmes avaient tout gagné. Pour que les femmes s’unissent, il faut qu’elles puissent définir elles-mêmes leur oppression, et pour cela il faut absolument privilégier les groupes non-mixtes. La mixité est une arme du patriarcat, car enfin, est-ce que les patrons se retrouvent dans les mêmes groupes que les syndicalistes ? Il faut que les femmes se retrouvent entre elles sans être sous le regard de celui qui est un copain, un petit ami, mais qui appartient aussi à la classe qui opprime, à la classe ennemie, bien qu’il ne soit pas ennemi dans toutes les dimensions. A terme, on risque le conflit d’intérêt. C’est très difficile pour les femmes d’admettre cela, parce que ces hommes sont souvent des personnes avec lesquelles elles souhaitent entretenir une relation individuelle privilégiée.

Regards.fr: Selon-vous quelles sont les enjeux du féminisme aujourd’hui ?

Christine Delphy: Ils sont nombreux… Un des enjeux majeurs est de combattre l’idée que l’égalité homme-femme est acquise et que les combats féministes sont dépassés. De fait, depuis les années 1980, les mouvements féministes ont été écrasés. Et ce, d’une façon insidieuse. Pour exemple, cette année, à l’occasion du 8 mars [[Le 8 mars est la Journée internationale des droits des femmes]], j’ai de nouveau entendu parler de la Journée de La femme, du statut de La femme. On s’est battu pendant des années afin qu’on parle Des femmes, on croyait que c’était acquis, et bien non ! J’ai cette impression terrible que nous sommes revenus à l’époque des années 1970, voire avant. En matière de violences sexuelles par exemple, l’affaire DSK a souligné le retard de la France dans la prise en charge de ces questions, notamment par rapport à d’autres pays tels que les États Unis. De manière plus générale, la sexualité est un domaine dans lequel nous avons perdu. Il y a bien eu une révolution sexuelle, mais pas au sens où nous l’entendions. Il s’est produit exactement l’inverse, c’est à dire la banalisation de la pornographie, et le rabattement de la sexualité sur la version pornographique qui est tout simplement une version sadique des rapports sexuels. Les femmes deviennent des biens que l’on s’approprie, et sont contraintes à une sexualité de service. On continu à envisager le désir masculin comme un désir impérieux. Et ce besoin n’est pas n’importe quel besoin, c’est le besoin d’avilir les femmes. Il n’y a pas eu de libération sexuelle, parce qu’on ne peut pas avoir une sexualité qui soit à la fois de service et réciproque. Et pour faire passer la pilule, on s’est arrangé pour que les filles fassent semblant de considérer les hommes de la même manière qu’ils les considèrent, comme dans la série télévisée « Sex and the City ». Les hommes ont regagné du terrain dans ce domaine, sans compter qu’ils n’en ont pas forcément perdu ailleurs. Il y a encore une dizaine d’années, on voyait une publicité où un homme tenait une bouteille de liquide vaisselle à la main, tout comme on parlait beaucoup des nouveaux pères alors qu’ils étaient une minorité. On savait très bien que ce n’était pas la réalité, mais on avait l’impression qu’il y avait une sorte d’encouragement. Aujourd’hui, on ne fait même plus semblant. Le partage des tâches n’est plus considéré comme un objectif à atteindre. Certes, dans la réalité les choses ont un peu bougé, les hommes en font un peu plus, mais si l’on regarde les enquêtes d’emploi du temps, on s’aperçoit que ces changements sont mineurs. Dans ce domaine comme dans celui du travail salarié, rien n’a vraiment changé.

Regards.fr: A propos de DSK, vous publiez ce mois-ci, un recueil de textes féministes sur l’affaire, intitulé Un troussage de domestique…

Christine Delphy: Pour moi, ce recueil a un intérêt historique. En consultant la presse au moment où l’affaire a éclaté, j’ai trouvé très intéressant que des femmes réagissent sur les mêmes thèmes. Tous les textes dénonçaient la confusion volontaire entre sexualité et viol- comme si le consentement n’avait pas de valeur- l’indifférence pour la victime, le retard de la France sur les questions de violences sexuelles, l’idée d’une solidarité d’hommes, la remise en cause de la parole de la victime, et l’effet de classe. Quand je pense qu’on a accusé la justice américaine d’avoir nui à l’image de la France… Pour moi, ce qui a nui à l’image de la France, c’est surtout la presse française. On accusait les Français, et les « latins » en général d’être sexistes, mais on ne pouvait pas imaginer à quel point la réalité était pire que les stéréotypes !

Ce recueil est très limité dans le temps : il s’arrête début juillet, et en général, bien avant. Toute la saga ne se déroule pas, car s’il avait fallu attendre son dernier chapitre, on n’aurait jamais rien publié. Or cette saga continue, avec son lot de scandales, du point de vue féministe bien sûr. Rien de la version des faits de la « victime présumée » n’est infirmé, mais le procureur hésite à aller au procès parce qu’elle serait « décrédibilisée ». Or pour les gens de sa classe sociale, avoir menti pour obtenir une carte de séjour n’est pas un signe de malhonnêteté, c’est un savoir indispensable pour survivre. Pour meilleur qu’il soit aux Etats-Unis, le traitement des victimes d’agressions sexuelles est encore la proie d’idéologies d’origine religieuse qui veulent que les personnes soit mentent tout le temps, soit ne mentent jamais, et surtout d’idéologies patriarcales qui permettent que le passé des victimes soit passé au crible, alors qu’il est interdit de mentionner quoi que ce soit de celui des prévenus. J’espère que d’autres recueils se feront, qui seront autant de bornes kilométriques, de points de repère historiques : car c’est notre propre histoire de féministes qui nous manque le plus. C’est à faire celle-ci, sur le moment, et avec ses actrices, qu’ Un troussage de domestique s’emploie.

(*) Sophie Courval, auteure de cet entretien, et Clémentine Autain, co-directrice de Regards ont chacune rédigé une contribution à cet ouvrage, en librairie depuis le 1er septembre. A lire sur regards.fr: Anne Sinclair, l’autre visage du sexisme de Sophie Courval et Affaire DSK: l’impensable viol de Clémentine Autain.

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