Accueil | Entretien par Pablo Pillaud-Vivien | 16 décembre 2021

« En France, on refuse qu’une minorité puisse trouver sa voix et exprimer son expérience de vie »

Antisémitisme et islamophobie, ont-ils des généalogies communes ? Reza Zia-Ebrahimi, historien, professeur associé au Kings College de Londres, auteur de Antisémitisme & islamophobie, une histoire croisée aux éditions Amsterdam, est l’invité de #LaMidinale.

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 Sur la définition de l’islamophobie 
« La cible du débat sémantique en France n’est pas le terme “islamophobie”, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. La cible, c’est l’idée même qu’il puisse y avoir une forme de racisme qui viserait les musulmans. »
« Le terme islamophobie tel qu’il est défini par les universitaires sérieux, les institutions internationales et les associations antiracistes n’est pas une critique de l’islam mais une forme de racisme qui radicaliserait les musulmans et créerait une structure institutionnelle qui les discriminerait ou leur nierait l’égalité des chances dans un contexte national ou transnational. »
« L’armature idéologique du déni d’islamophobie telle qu’on le retrouve partout dans le monde a été bâti en France (…) mais elle se retrouve quasiment mot pour mot dans des blogs d’extrême droite américain ou la bouche de politiciens du Parti conservateur britannique. »
« En France notamment, il y un coût à utiliser le terme islamophobie : l’une des raisons en est qu’en France, on ne veut pas que des membres d’une minorité puisse trouver leur voix et exprimer leur expérience alternative et différente de la vie dans la République française. »

 Sur la racialisation 
« Le consensus universel qui existe dans le monde scientifique est que les races n’existent pas et qu’il n’y a qu’une race humaine. Dès lors, l’imaginaire de la race est une construction sociale. La racialisation est donc un processus de formation d’idées raciales, c’est-à-dire attribuer des différences afférentes au corps ou à la culture et les utiliser pour postuler l’existence d’une race. Ce postulat peut être employer ensuite pour la domination du groupe en question dans une structure souvent étatique qui vient se greffer sur le processus de racialisation. »
« Il existe une présomption chez la majorité des gens selon laquelle la racialisation est un phénomène purement moderne qui apparait aux XIXe et XXe siècles. La raison, c’est que dans l’imaginaire collectif, le racisme biologique occupe une place très importante (dans le cadre de l’esclavage ou de l’antisémitisme nazi). »
« Déjà au Moyen-Âge, on est très préoccupé par le corps, par la forme du corps, par la couleur de la peau, par le sang, les humeurs et les odeurs. On pourrait dire que l’idée de cette immuabilité raciale qui prend ses racines dans le corps a émergé au Moyen-Âge. J’en veux pour preuve que l’on s’imagine au Moyen-Âge que les juifs émettent une odeur particulière, le foetor judaicus, que les hommes juifs saignent de leurs parties génitales dans une forme de menstruation masculine, que le sang des noirs n’est pas rouge mais noir ou vert. »
« L’exemple le plus flagrant qui présente un croisement entre l’histoire de l’islamophobie et celle de l’antisémitisme, c’est l’idée de pureté de sang, limpieza de sangre, dans l’Espagne post-Reconquista des XVe et XVIe siècles. Ici le sang des Chrétiens d’origine juive, c’est-à-dire les Marranes, des Chrétiens d’origine juive, et les Morisques, des Chrétiens d’origine musulmane, présente des propriétés qui les prédispose à la déloyauté envers l’Eglise ou l’Etat et à l’hérésie religieuse. »
« Alors même qu’au XVIe siècle, les Marranes et les Morisques sont convertis au christianisme sur plusieurs générations, la conversion cesse d’avoir l’effet escompté : il y a donc quelque chose d’immuable dans le sang qui traverse les générations. »
« Il y a des constructions de structures sociales et institutionnalisées qui dominent les Morisques et les Marranes en leur interdisant certains postes et en les exposant à la traque incessante de l’Inquisition jusqu’au XVIIe siècle et même au-delà. »
« Dans l’esprit du raciste, sa cible est une cible présumée. Dans un cadre purement d’interactions avec les individus - et non pas dans le cadre institutionnalisé -, c’est la présomption qu’une personne est juive ou musulmane qui mène au déclenchement d’un comportement raciste. »

 Sur les critiques du philosophe Ivan Segré 
« Il y a un contexte polémique qui présume que l’antisémitisme est le même partout, que ce soit dans le monde ou ici, ce n’est pas vrai : d’un point de vue de l’histoire des idées, il faut les distinguer clairement. »
« Le traitement des Juifs dans le monde musulman n’est qu’un sujet périphérique dans mon travail. »
« Il y a une tentative de saboter l’approche critique de certains aspects de l’histoire européenne : si l’on souligne un phénomène tel que le colonialisme, le racisme ou l’esclavagisme, pour soulager les états d’âme du sujet européen qui lit cela, il faudrait immédiatement lancer des accusations à l’égard des autres pôles et donc parler d’esclavage musulman ou d’impérialisme musulman. »

 Sur le fanatisme 
« L’idée de fanatisme est assez caractéristique de l’époque moderne. »
« Dans la construction de l’altérité, surtout musulmane et dans une moindre mesure, juive, l’idée de fanatisme commence à émerger avec le mouvement de sécularisation. »
« L’Europe qui, à partir du XVIIIe siècle, commence à s’auto-définir comme principalement rationnelle, laïque et séculaire, érige les Autres, c’est-à-dire les Juifs et les Musulmans, comme irrationnels et fanatiques, c’est-à-dire profondément religieux. »
« Au XIXe siècle, cette description en fanatique de l’autre n’est pas que négatif, il est aussi racial (…). Cette idée est reprise dans le cadre de l’orientalisme colonial, que ce soit par les administrateurs coloniaux, les médecins coloniaux ou les dirigeants coloniaux pour décrire le comportement des indigènes musulmans - en Algérie française, ou en Egypte et en Inde britannique. Dès lors, les soulèvements des indigènes musulmans sont attribués par ces gens-là à leur fanatisme inné et religieux - et jamais au traitement qu’ils reçoivent, à la dépossession dont ils font l’objet, aux punitions collectives qui les visent ou au régime disciplinaire qui les inclut. »
« Cette assignation au fanatisme est souvent utilisée aujourd’hui. Elle perd un peu de sa centralité entre la chute de l’Empire ottoman et l’abolition du Califat, jusqu’à la Révolution iranienne de 1979 où elle réémerge, puis avec le 11-septembre. »
« Le fanatisme inné de l’islam est un discours très courant - on le voit quand on ouvre un journal ou regarde les chaînes d’information en continu en France. »

 Sur les théories complotistes 
« Dans le cadre complotiste, on accorde des pouvoirs souterrains voire surnaturels à certains groupes - comme on a pu le faire de par le passé avec les complots antisémites, cf l’Alliance israélite universelle qui était considérée le fer de lance de la domination juive en Europe dans certains textes. »
« Il y a un courant aux Etats-Unis qui s’appelle le djihad furtif qui voit la main des Frères musulmans derrière toutes les organisations à caractère islamique : s’il y a une organisation, une association, une ONG qui contient le mot islamique dans sa désignation, des gens comme Robert Spencer ou Pamela Geller le décriront comme une succursale des Frères musulmans. »
« La réalité, c’est que les Frères musulmans sont, non pas une organisation, mais une nébuleuse qui a effectivement des succursales dans beaucoup de pays, principalement dans le monde arabe mais on n’est même pas sûr qu’elles se parlent entre elles. Selon moi, il n’y a pas de bureau central des Frères musulmans qui contrôlerait le programme ou l’idéologie des sous-groupes nationaux - et encore moins l’âme ou la pensée de leurs adhérents. »
« Il faut lire l’obsession pour le complot islamiste dans un contexte plus large de complotisme islamophobe que l’on retrouve dans la théorie d’islamisation qui avance que l’essence spécifique des musulmans est le complot et que ce complot vise à dominer l’Européen. On retrouve les mêmes dynamiques dans l’antisémitisme. »
« Les théories de “grand remplacement” ou d’Eurabia (variante de la théorie d’islamisation) se nourrissent de données démographiques contournées et déformées suggèrent que dans 15 à 30 ans les musulmans seront majoritaires en Europe et que la masse des musulmans est monolithique et identique et qu’elle partage un but complotiste : l’imposition d’une charia toute aussi monolithique à la population européenne chrétienne et juive. »
« Dans les théories de domination juive, que ce soit dans les Protocoles des Sages de Sion ou dans La France juive d’Edouard Drumont, la force des Juifs, malgré leur petit nombre, c’est leur contrôle supposé des finances européennes et leur contrôle total sur les médias. »
« Le complot islamique est mené à bien avec le grand nombre : c’est une submersion démographique. »
« A l’intérieur de cette différence entre les complots islamiste et juif, il y a une similitude, notamment chez Bat Ye’or qui est la doyenne de ces théories d’islamisation : dans le complot islamiste, il y a la submersion démographique mais il y a aussi une puissance financière infinie qui soutient les musulmans, à savoir les Etats pétroliers, avec aussi, un contrôle des médias. »

 Sur le réagencement des racismes à l’aune de la question palestinienne 
« Ce que je remarque, c’est que l’agent islamophobe ou l’agent antisémite, jusqu’au XXe siècle, est le sujet occidental : c’est lui qui élabore les sujets de ces structures et de ces constructions de l’altérité. »
« Au XXe siècle, l’agent occidental reste mais il y a aussi l’émergence de la figure d’un musulman antisémite et d’un juif islamophobe. Ils sont tous deux très situés c’est-à-dire que ce n’est pas généralisable. Mais certains groupes font preuve d’une impuissance discursive c’est-à-dire une incapacité à se libérer et à s’émanciper d’un cadre conceptuel et idéologique élaboré par une tierce personne, un sujet externe qui est l’occidental et qui s’applique les uns aux autres des constructions racistes qui auraient pu, au XIXe siècle, être appliquées à eux-mêmes. »
« Le cadre de ce changement, c’est le mandat de la Palestine dans l’entre-deux-guerres : l’idée de la race sémitique perd de sa crédibilité lorsque des juifs et des arabes se disputent le même territoire et les mêmes ressources. »

 Sur la concurrence victimaire 
« Ce qui est central, c’est la reconnaissance. »
« Certains courants s’imaginent que les ressources d’empathie ou de compassion qui existent dans la société envers les groupes racialisés sont une denrée rare, limitée. Il faut donc organiser une hiérarchie des victimes et s’assurer que la sympathie collective va vers un groupe aux dépens d’un autre. »
« Le but de mon livre est de montrer que la pensée raciale est cohérente et que l’on ne peut pas se protéger d’une forme de racialité tout en encourageant, en soutenant ou en ignorant d’autres formes de racialité. »
« Le combat antiraciste se doit d’affronter toutes les formes de racialité en même temps pour être efficace. »
« Je ne dis pas que l’on ne peut pas être un militant contre l’islamophobie ou contre l’antisémitisme. C’est très important d’avoir une forme de militantisme spécifique. Mais ce militantisme ne doit pas impliquer une occultation des autres formes de racisme. »

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