Accueil | Entretien par Pierre Jacquemain | 7 décembre 2021

Réjane Sénac : « Les luttes contemporaines sont plus engagées à créer du commun qu’à faire le grand soir »

Depuis 2019, elle a rencontré une centaine d’acteurs associatifs et de collectifs, militants de mobilisations, des gilets jaunes aux mouvements féministes, luttes antiracistes, spécistes en passant par les mouvements d’occupation des places publiques. Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au CEVIPOV et autrice de Radicales et Fluides : les mobilisations contemporaines aux Éditions des presses de Sciences Po, est l’invitée de #LaMidinale.

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UNE MIDINALE À VOIR...

 

ET À LIRE...

Sur le dénominateur commun des mobilisations contemporaines
« Le dénominateur commun des mobilisations contemporaines, c’est une lecture des inégalités à travers leurs causes. C’est pour ça que j’ai intitulé cet ouvrage "radicales" au sens de rupture avec un ordre existant qui est considéré comme injuste. »
« Ils [les militants] ont très clairement un ennemi commun qui est le système capitaliste qui est à la fois sexiste, raciste et écocidaire. »
« On a souvent tendance à considérer les militants comme partageant un ennemi commun. Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment ils étaient pas seulement dans le contre mais aussi dans le pour, ensemble. Je suis partie du principe que l’adhésion à un horizon qui soit un horizon de non domination - et qui pouvait être incarné par le principe d’égalité - pouvait faire commun. La réalité est beaucoup plus complexe et on peut sans doute s’en réjouir. Ce qu’il y a de commun, c’est une critique radicale des systèmes économiques et politiques mais qui est fluide au sens où ce diagnostic doit entraîner une réponse qui prenne au sérieux la particularité des vécus et des revendications. Et qui ne rejoue pas une recomposition d’hégémonie autour d’une fameuse convergence des luttes. »
« Ce qu’ils ont en commun, à l’inverse de ce que l’on projette sur eux en termes de fantasmes, c’est l’idée de ne pas être dans un dogmatisme ou dans la défense d’intérêts spécifiques mais plutôt une politisation des injustices et dans une volonté de porter une réponse adaptée et complexe. »

Sur la défiance vis-à-vis du principe d’égalité
« Il y a une défiance vis-à-vis de tout ce qui peut être perçu comme trop dogmatique ou trop rigide. Et aussi une défiance vis-à-vis d’une promesse qui n’est pas tenue. »
« Il y a une défiance vis-à-vis des corps intermédiaires - syndicats, partis -, vis-à-vis aussi d’une démocratie représentative qui en réalité ne représente les intérêts que des dominants et non pas de l’intérêt général. »
« Il y a une défiance vis-à-vis d’un mot [égalité], qui est un mot blessé. Qui est sorti blessé du XXème siècle. »
« Ils ne remettent pas en cause l’horizon d’égalité. »
« Il n’y a donc pas une défiance vis-à-vis d’une déconstruction des inégalités et le fait de porter une société de non domination, il y a une défiance vis-à-vis de réformes qui font écran aux dominations. Comme si - et je ne m’y attendais pas - l’égalité était devenue une novlangue. Comme si on enlevait à l’égalité son pouvoir transformatif. »

Sur la transversalité des luttes
« La pluralité des luttes est une richesse. On a tendance à percevoir la pluralité des luttes en tant que segmentation, que division et dépolitisation alors qu’au cours de mon enquête, j’ai vu au contraire une politisation. »
« Il y a une pluralisation de la prise de conscience qu’il n’y a pas qu’une seule forme d’inégalité qui serait l’inégalité économique et sociale. »
« Ce qu’il y a de déconcertant, c’est qu’on est encore dans un cadrage de résistance à des choses qui ont déjà bougé. Il y a des verrous qui ont sauté. »
« Tous ces mouvements qui ont été des mouvements de reprise de l’espace - les mouvements de places ou des gilets jaunes - ont fait advenir d’autres sujets politiques : au sens d’acteurs/actrices mais aussi au sens de thèmes. »
« Il y a une plus grande acuité sur ce que recouvre la notion d’inégalité. »

Sur la vitalité du mouvement social et l’affaiblissement du politique
« La pandémie a été une démonstration que le monde dans lequel on vivait - et qu’on nous posait comme un monde qui ne pouvait pas être modifié - était en réalité un monde qui courait à sa perte. Et que la seule politique, au sens de ce que l’on pourrait porter, comme commun et qui nous rendrait heureux, serait la politique au sens d’utopie - c’est-à-dire l’intervalle entre ce qui est et ce qui devrait être. »
« Il n’y pas de discrédit de la politique mais un discrédit du politique. »

Sur la radicalité et la désobéissance civile
« La réforme est souvent le masque de la reproduction d’un monde qui ne porte pas l’intérêt général ou que l’intérêt de quelques-uns et des dominants. »
« Les droits fondamentaux sont du côté de l’égalité. »
« Très souvent, un même collectif va tout faire [sur les modalités d’action] : L214 va faire du plaidoyer mais peut aussi faire des partenariats avec les grandes surfaces ou aller jusqu’à monter des opérations de désobéissance civile. »
« Les militants font appel à toutes les stratégies pour être plus efficaces. »

Sur l’intersectionnalité
« Les usages que l’on peut faire du terme [intersectionnalité] dans des logiques de camp contre camp, peut poser problème. »
« Il y a un souci de comprendre les inégalités, dans toute leur complexité, qui est porté par toutes les féministes. »
« Il est nécessaire de dépasser cette idée qu’il y aurait les bons et les mauvais. Les républicains et ceux qui ne le seraient pas. Les féministes blanches et les autres qui remettraient en cause de manière plus complexe les rapports de domination. »
« L’intersectionnalité permet juste de donner des bons et des mauvais points. »
« Ce qui m’intéresse c’est ce que les féministes disent en commun. Et ce qu’il y a en commun, c’est la nécessité de ne pas opposer le féminisme à l’antiracisme ou à l’éco-féminisme. »

Sur la stratégie d’évitement des questions qui fâchent
« Il y a un certain nombre de féministes qui pensent préférable de se concentrer sur ce qu’elles peuvent faire concrètement ensemble - l’horizon étant le même. »
« On peut le prendre [l’occultation des questions qui fâchent] comme une forme d’évitement de l’essentiel mais elles pensent au contraire que l’essentiel c’est de trouver du commun sans pour autant être dans le plus petit dénominateur commun mais plutôt d’être dans le faire commun. »
« Dans les luttes contemporaines, on ne veut plus faire le grand soir mais faire des jardins partagés. »

Sur le social et le politique
« Le terme de "convergence des luttes" est perçu comme étant plutôt imposé par les corps intermédiaires qui sont plutôt critiqués pour avoir trahi. Il y a une suspicion de tout ce qui serait vécu comme une forme d’instrumentalisation. »
« Il y a une tension entre l’urgence que l’on vit - à la fois en termes d’urgences écologiques et sociales - mais aussi le temps du politique - notamment le temps électoral - et les enjeux des activistes. »

Sur le plaisir de militer
« Le diagnostic des militants est un diagnostic dur et tragique. »
« Il y a un diagnostic dur de désenchantement du monde pour pouvoir le ré-enchanter. »
« Il n’y a pas d’angélisme chez les militants qui sont confrontés à beaucoup de violences et de résistances. »
« Il y a une volonté de créer des espaces militants qui soient des espaces bienveillants. On y parle beaucoup de sororité par exemple. »
« J’ai trouvé qu’il y avait une joie profonde qui était portée par ces militants, qui sont des utopistes, qui se revendique d’une utopie concrète et réaliste. »
« Je suis ressortie de cette recherche avec beaucoup d’espoirs. »
« J’ai vu à travers mon enquête la force de la non-violence, de la lucidité et beaucoup de joie chez les militants pour être convaincu qu’on va arriver à dépasser cette reproduction des inégalités. »

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Vos réactions

  • « Dans les luttes contemporaines, on ne veut plus faire le grand soir mais faire des jardins partagés. »

    Et oui : comme les farcs en Colombie, ou les libertarias en Catalogne.

    Puis les Fascistes débarquent dans votre jardin, écrasent les fleurs et les rêves, violent vos filles sous vos yeux, abattent vos hommes machinalement. Et là, vous regrettez de ne pas avoir écouté les Staliniens qui vous disaient de vous préparer à la guerre de classes, mais c’est déjà trop tard. Le fascisme passe.

    Arrêtez de rêver.
    Ouvrez des livres d’Histoire.
    Le 21eme siècle sera pire que le 20eme.
    Préparez vous.

    jojoLePasBobo Le 8 décembre 2021 à 23:30
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  • « Le diagnostic des militants est un diagnostic dur et tragique. »

    Si seulement.

    jojoLePasBobo Le 8 décembre 2021 à 23:32
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