Manifestations, antiterrorisme, islamophobie : la France en déclin démocratique ?

Manifestations, antiterrorisme, islamophobie la France en déclin démocratique

Une étude de l’IDEA, un institut international peu suspect de sympathies révolutionnaires, montre que les libertés publiques ont diminué en France depuis 2015. Décryptage de notre chroniqueur Éric Le Bourg.

Tous les ans, un organisme international, l’IDEA (International Institute for Democracy and Electoral Assistance), publie un état des lieux de la démocratie dans le monde, soit 173 pays en 2023. Pour cela, l’IDEA mesure des centaines d’indices relatifs aux droits humains (libre accès à la justice, égalité entre les citoyens, libertés publiques, état de santé de la population, etc.), à l’État de droit (niveau de corruption, indépendance de la justice, etc.), à la représentation des citoyens (élections libres et crédibles, partis politiques autorisés, etc.) et à leur participation à la vie publique (pourcentage de votants, démocratie locale, etc.).

Tout ceci permet de mesurer, année après année depuis 1975, l’évolution de la démocratie dans le monde – l’IDEA semblant avoir une préférence claire pour la « démocratie libérale », tout en écrivant que ce serait une erreur de supposer qu’il y a une seule définition de la démocratie applicable partout et de tout temps1. Cela peut donner un résultat curieux quand l’Ukraine est considérée comme une démocratie dans le rapport de l’IDEA de 20222, alors que dans ce pays en proie à la guerre civile de 2014 à 2022, avant l’invasion russe, le Parti communiste est interdit, des rues et statues glorifient le collaborateur ukrainien des nazis Stepan Bandera, la littérature et la musique russes sont bannies – tout ceci n’ayant pas commencé avec l’invasion russe.

Où se situe la France et comment évolue-t-elle ?

Pour le savoir, il faut écarter le classement des pays et son évolution entre 2017 et 2022 utilisés dans le rapport de l’IDEA de 20233. Cet indice aboutit à ce qu’un pays qui n’aurait eu aucun changement durant cette période serait mieux classé en 2022 qu’en 2017 si les pays au-dessus de lui avaient subi une dégradation, et moins bien classé si les pays en-dessous de lui s’étaient améliorés. De même, il faut écarter la différence des scores entre 2017 et 2022, utilisée par Euronews, car elle ne tient pas compte des niveaux de ces deux années. Cet article d’Euronews montre que la note des droits humains, qui varie entre 0 et 1, a baissé de 0,046 en Russie et de 0,068 en France, ce qui pourrait laisser penser que la situation s’est moins dégradée en Russie qu’en France. Toutefois, si on tient compte des scores de 2017 et 2022, le score de la Russie baisse de 11,6% et celui de la France de 6,1%. Pour éviter ces biais, il faut donc utiliser les scores des différentes années – disponibles ici

La figure 1, ci-dessous, montre l’évolution des scores de la France pour les quatre catégories : droits humains, représentation, État de droit et participation. Une note de 0 est le plus mauvais score possible et celui de 1 traduirait l’état optimal. Ce qui saute aux yeux est une relative stabilité ou une légère augmentation des indices depuis 1975, mais aussi une diminution brusque des droits humains dans les dix dernières années. À quoi cela est-il dû ?

Figure 1. Scores, variant entre 0 et 1, des droits humains, représentation, État de droit et participation en France de 1975 à 2022.

Figure 2. Composantes de la catégorie droits humains en France de 1975 à 2022.



Si on s’intéresse aux différentes composantes des droits humains (figure 2), on voit que l’égalité politique et l’état de santé ont progressé de manière régulière au cours des années – l’état de santé stagnant les dernières années puisqu’il représente majoritairement4 l’espérance de vie à la naissance, la mortalité infantile ou le niveau scolaire qui ne varient plus guère depuis plusieurs années. Ceci explique l’augmentation du score des droits humains depuis 1975 jusqu’en 2015 environ, mais pas la baisse ensuite. Celle-ci semble liée à la baisse de l’accès à la justice (par exemple la réforme des Prud’hommes ?), mais surtout à celle des libertés publiques. De fait, les libertés publiques sont assez stables de 1975 à environ 2014, puis baissent brusquement et fortement, les années 2020 et 2021 reflétant les restrictions liées à la pandémie de Covid-19.

Figure 3. Composantes de la catégorie libertés publiques en France de 1975 à 2022. Certains indices sont en rouge pour améliorer la visibilité.



On peut aussi décomposer les libertés publiques (figure 3) et montrer par un calcul statistique (coefficient de corrélation) que les libertés publiques sont très liées à la liberté d’association qui traduit entre autres la liberté de se rassembler ou l’activité syndicale5, mais très peu aux autres indices. La figure 3 montre en effet que libertés publiques et liberté d’association évoluent en parallèle, mais que, par exemple, la libre expression est stable. La brusque variation de la liberté de mouvement en 2020 et 2021 est visiblement liée aux confinements et couvre-feux durant la pandémie de Covid-19, et la baisse de la liberté religieuse en 1990 reflète probablement l’interdiction du voile islamique à l’école, ce qui est considéré dans les pays anglo-saxons comme une atteinte à la liberté religieuse.

Résumons tout ce qui précède : les libertés publiques ont diminué en France depuis environ 2015, et cela semble lié aux indices traduisant la liberté d’association, comme l’activité syndicale et les manifestations. Cette conclusion n’est pas celle d’opposants aux gouvernements en place depuis 2015 mais résulte de l’observation annuelle de l’état de la démocratie dans les pays du monde entier par un institut international peu suspect de sympathies révolutionnaires. Il est vrai que la période démarrant vers 2015 a été synonyme de manifestations durement réprimées, comme pendant la loi Travail de 2016, dite El Khomri, ou de criminalisation de l’activité syndicale. Une tendance qui n’a fait que s’accentuer en 2023

« Quand je me regarde, je me désole, quand je me compare, je me console » ?

L’IDEA ayant pointé la baisse de la démocratie dans un certain nombre de pays, comment se situe la France par rapport à ses voisins européens ? Toutefois, comparer la France à la Russie ou à la Pologne, par exemple, n’aurait guère de sens. Personne ne soutenant que le premier pays soit un exemple, en particulier depuis le début de sa guerre en Ukraine, et le second pays préfère laisser les femmes mourir sans soins plutôt que de pratiquer un avortement thérapeutique – même si l’IDEA considère quand même que ce pays est une démocratie6. Personnellement, quand les régimes de pays comme l’Iran, l’Afghanistan ou la Pologne oppriment les femmes, soit 50% de leur population, jusqu’à provoquer leur mort, j’ai du mal à percevoir où se trouve la démocratie… De même, prendre en compte les années 2020 et 2021, années de restriction des libertés publiques durant la pandémie de Covid-19, entraînerait la plupart des pays, sinon tous, vers de mauvais scores. Considérons donc les scores des libertés publiques de 2000 à 2019 dans différents pays d’Europe.

La figure 4 montre les résultats de la France, de l’Espagne et de la Norvège, les trois seuls pays montrant une baisse de leur score au cours des années (coefficients de corrélation négatifs et significatifs), celle-ci étant légère en Norvège. La figure 5 montre 12 autres pays d’Europe occidentale ou nordique, six pour lesquels une telle baisse n’existe pas (coefficients de corrélation non significatifs) et les six autres dont le score augmente avec le temps (coefficients de corrélation positifs et significatifs).

Figure 4. Scores des libertés publiques de la France, de l’Espagne, et de la Norvège de 2000 à 2019.

Figure 5. Scores des libertés publiques de 12 pays d’Europe de 2000 à 2019. Afin de mieux les différencier, les pays limitrophes de la France sont en rouge, les plus lointains sont en bleu, ceux séparés par la mer sont en vert.



La conclusion inévitable semble que la France présente un profil différent de la plupart des autres pays d’Europe occidentale ou nordique, avec une baisse des libertés publiques depuis 2014. Ce que beaucoup disent ou ressentent en parlant de dérive autoritaire en France depuis les premières lois d’urgence de 2015 semble se confirmer ici. Si l’étude de l’IDEA s’arrête fin 2022, il semble bien que les événements de 2023, comme le fait que des millions de personnes ont manifesté pendant des mois contre une réforme des retraites sans être écoutées ou que l’Assemblée n’a même pas pu voter cette loi adoptée grâce à l’article 49.3, vont confirmer les résultats précédents en montrant que la démocratie est en recul. Si nos députés ne servent plus à rien et que les dirigeants n’écoutent pas quand la population manifeste en masse pendant des mois, il ne faudra pas s’étonner que les citoyens deviennent indifférents à l’avenir de la démocratie en France, par exemple en votant de moins en moins.

  1. Cf page 4 ↩︎
  2. Cf page 24 ↩︎
  3. Cf pages 130-158 ↩︎
  4. Cf page 59 ↩︎
  5. Cf page 63 ↩︎
  6. Cf page 24 ↩︎

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